L’idée démocratique est cardinale pour Albert Camus. Elle court tout au long de son œuvre journalistique, essayistique et fictionnelle. Surtout après 1945, la production de l’auteur exprime la tension entre l’esprit démocratique et le totalitarisme européen de la première moitié du xxe siècle. Partisan convaincu de la liberté et de la démocratie, Camus est l’un des rares écrivains français à mener une critique lucide tant du péril nazi-fasciste que communiste, en proposant la voie démocratique comme alternative possible aux deux blocs totalitaires. Qu’est-ce que la démocratie pour Camus ? L’auteur mène une réflexion sur ce sujet dans les années d’après-guerre.

  • 1 Il faut souligner qu’en 1944, Camus est engagé dans la rédaction de Combat à côté de Pascal Pia et (…)
  • 2 La même phrase, on la trouve aussi dans l’article de Camus précédemment cité : CAMUS, Albert, « De (…)

2Au lendemain de la victoire contre l’Allemagne nazie, il lui apparaît urgent d’établir un nouvel ordre politique pour ne plus tomber dans le péril d’une recrudescence des régimes absolus. L’écrivain soutient que ce nouvel ordre doit se fonder sur un gouvernement démocratique, conçu comme une troisième voie face aux totalitarismes de gauche et de droite. Dans l’article « De la Résistance à la Révolution » paru dans Combat le 21 août 1944, l’auteur esquisse une première définition de la démocratie : « Nous voulons réaliser sans délai une vraie démocratie populaire et ouvrière. Dans cette alliance, la démocratie apportera les principes de la liberté et le peuple la foi et le courage sans lesquels la liberté n’est rien »1, affirme-t-il. À cette époque, l’expression « démocratie populaire » est très répandue dans le milieu intellectuel de gauche, même si – comme le remarque Oliver Todd – ceux qui l’utilisent « ne savent alors que les ‘démocraties populaires’ qui émergeront à l’est de l’Europe, en Asie, en Afrique et en Amérique centrale seront tout sauf populaires et démocratiques » (Todd, Oliver, 1996 : 508-509). Dans cet État démocratique envisagé par Camus, la classe ouvrière a un poids important : « Nous pensons que toute politique qui se sépare de la classe ouvrière est vaine. La France sera demain ce que sera sa classe ouvrière »2. Pour l’écrivain, le nouvel ordre démocratique doit se réaliser par l’alliance des nouvelles élites et de la classe ouvrière. Ensemble, elles doivent restaurer un système socio-économique nouveau qui mettrait fin au règne de l’argent et le remplacerait par une politique, basée sur la socialisation du crédit et le partage international des matières premières.

Camus et Tocqueville : deux penseurs démocratiques

  • 3 Rey, Pierre-Louis (2006 : 272).
  • 4 Camus, Albert, Carnets 1935-1948Cahier III (avril 1939 -février 1942), in Camus, 2006-2008, vol.  (…)
  • 5 Camus, Albert, Carnets 1949-1959, Cahier VII (mars 1951- juillet 1954), in Camus, 2006-2008, vol. I (…)
  • 6 Le mot « mesure » sera le sujet central de la dernière partie, la « pensée de midi », de L’Homme ré (…)

3La conception camusienne de la démocratie associe un gouvernement démocratique de type représentatif — où le pouvoir est géré par des représentants élus par le peuple — à la définition de la démocratie libérale, conçue par les philosophies du xixe siècle, notamment Alexis de Tocqueville, comme un ordre politique fondé sur la liberté et la justice. Camus affine sa réflexion après avoir lu certaines œuvres de Tocqueville, notamment De la démocratie en Amérique et L’Ancien Régime et la Révolution. Les notes éparpillées dans les Carnets de 1941 et de 1953 renvoient aux idées du penseur du xixe siècle. Bien entendu, la conception démocratique de Camus n’est pas aussi systématique que celle du philosophe français, mais on peut relever des similitudes avec l’idée de démocratie que développe celui-ci. Les deux intellectuels, qui ont vécu à deux époques différentes, ont en commun le même intérêt pour la démocratie. Tous les deux ont ressenti la nécessité d’un gouvernement modéré, l’un en opposition aux privilèges de l’aristocratie dominante du xviiie siècle, l’autre contre le pouvoir absolu des régimes totalitaires du xxe siècle. Comme le remarque à juste titre Pierre-Louis Rey, cet écart temporel explique certaines différences entre les conceptions des deux auteurs3. Pour Tocqueville, la démocratie est le gouvernement fondé sur l’égalité des conditions. Ce concept doit être compris non pas tant comme une égalité réelle et stricte des conditions économiques et sociales, mais plutôt comme renvoyant à l’abolition des privilèges aristocratiques liés à la naissance, à l’égalité des droits, à la possibilité pour tous les citoyens de participer au pouvoir politique, ou encore à un nivellement culturel par la généralisation de l’accès à la culture et à l’éducation. A l’inverse de Tocqueville, Camus ne met pas en avant la notion d’égalité. Il ne conçoit pas la démocratie comme une société égalitaire, car celle-ci peut conduire au despotisme. En 1941, il note : « On n’a pas assez senti en politique combien une certaine égalité est l’ennemie de la liberté. En Grèce, il y avait des hommes libres parce qu’il y avait des esclaves »4. Pour Camus, Tocqueville a tort tout autant que Marx. L’idéal communiste de Marx de l’avènement d’une société égalitaire a été ruiné par les politiques des leaders soviétiques. Ce n’est pas par hasard si, dans les Carnets, en 1953, citant malicieusement une phrase de Tocqueville, « La Russie est la pierre angulaire du despotisme dans le monde »5, Camus souligne qu’au xxe siècle, comme à l’époque du tsarisme, rien n’a changé. L’État soviétique sous le régime de Staline est la preuve que la prédiction d’une société égalitaire n’était qu’une illusion, un rêve utilisé par les despotes pour réduire la population en esclavage. Certes, comme se le demande Pierre-Louis Rey, Tocqueville n’aurait pas pu imaginer qu’après la révolution pour l’abolition de l’esclavage, celui-ci reviendrait sous une autre forme dans l’Union soviétique. Lénine, mais plus encore Staline réinventent le despotisme tsariste, en le transformant avec le système du Goulag en un nouvel esclavage. Camus rappelle la théorie de Georges Sorel selon laquelle le progrès de l’humanité n’est qu’une illusion surgie dans les milieux bourgeois du xviiie siècle et qui a été transposée au monde du prolétariat. Il est en accord avec l’auteur des Illusions du progrès, lorsqu’il écrit, dans ses Carnets de septembre 1937 que, l’idée du progrès infeste les mouvements ouvriers. Il s’agit d’une escroquerie pour mieux exploiter le prolétariat. D’un côté, Camus rejette le caractère providentiel de la pensée de Tocqueville, de l’autre, il en partage la théorie de la démocratie comme équilibre constant entre le droit individuel et le droit collectif. Autrement dit, il s’agit de garder la « juste mesure »6 entre les libertés individuelles et la justice sociale. Chez les deux auteurs, les notions de justice et de liberté jouent un rôle fondamental dans le bon fonctionnement du système démocratique. Dans l’article paru dans Combat le 1er octobre 1944, on trouve ces intéressantes définitions d’inspiration tocquevillienne :

  • 7 Le « nous » dans cet éditorial représente le lien entre la rédaction de Combat et les résistants. P (…)

Nous appellerons donc la justice, un état social où chaque individu reçoit toutes ses chances au départ, et où la majorité d’un pays n’est pas maintenue dans une condition indigne par une minorité de privilégiés. Et nous appellerons liberté un climat politique où la personne humaine est respectée dans ce qu’elle est comme dans ce qu’elle exprime7. (Camus, OC2 : 539)

  • 8 Cependant, contrairement à Tocqueville, Camus ne voit pas la presse comme le seul instrument capabl (…)
  • 9 Camus, Albert, Carnets 1935-1948Cahier III (avril 1939 -février 1942), in Camus, 2006-2008, vol.  (…)
  • 10 Camus, Albert, « Combat, 1er octobre 1944 » (2006-2008, vol. II : 539).
  • 11 Camus, Albert, « De la Résistance à la Révolution » 21 août 1944 (2006-2008, vol. II : 518).

4Notons que le concept d’« égalité » — entendu par Tocqueville comme le droit aux mêmes conditions à la naissance, la possibilité pour tous les citoyens de participer au pouvoir politique et d’accéder à la culture et à l’éducation — se traduit, en termes camusiens, par le concept de « justice ». Celui-ci est strictement lié au principe de liberté. Il s’agit d’un facteur fondamental pour garantir le bon fonctionnement de l’ensemble du système. En ce qui concerne le principe de « liberté », cette notion essentielle du gouvernement démocratique se traduit tant pour Camus que pour Tocqueville par la défense des droits de l’homme, le droit de chacun d’être respecté en tant qu’être humain, au-delà de ses origines ou de son sexe, le droit de parler et d’exprimer librement son opinion politique ou sa croyance religieuse. Pour les deux auteurs, le concept de « liberté » appelle le pluralisme politique. Cela veut dire qu’il existe une liberté d’association et des partis politiques parmi lesquels le citoyen peut choisir librement. Dans l’analyse camusienne, ce gouvernement démocratique est l’opposé du système monopolistique propre aux totalitarismes. La liberté implique l’autonomie de l’information. Pour Tocqueville, la presse est l’instrument démocratique de la liberté, puisqu’elle aide les citoyens à stimuler leur esprit critique, à renforcer leur capacité de jugement, en les rendant acteurs des événements de leur époque. Pour Camus aussi, la presse est un outil fondamental8. La liberté est un droit inaliénable dans une démocratie. Camus rappelle ce point fondamental, lorsque, citant Tocqueville, dans ses Carnets d’avril 1941, il écrit entre guillemets : « C’est toujours un grand crime de détruire la liberté d’un peuple sous prétexte qu’il en fait un mauvais usage »9. Une question se pose : comment articuler dans un État démocratique les principes de justice et de liberté ? Tocqueville et Camus essaient de concilier ces deux principes. La solution proposée par le premier est la création d’un ordre démocratique fondé sur l’indépendance du pouvoir judiciaire, le respect des libertés des citoyens (notamment la liberté d’opinion et d’association), et la coprésence de deux principes, la centralisation gouvernementale et la décentralisation administrative. Pour Tocqueville, le premier principe est nécessaire à la puissance de l’État. Cependant, ce pouvoir central est limité grâce à la décentralisation administrative. En d’autres termes, l’État ne gouverne pas seulement avec des organismes centraux, mais s’articule aussi dans certaines institutions intermédiaires, telles que des administrations locales et autonomes comme la commune ou le comté. Dans ce système, l’État gouverne, mais n’administre pas. Le pouvoir ainsi décentralisé change de main, parce qu’il est subordonné à la puissance populaire. Le but de la division et de la diversification de l’autorité est de répartir les charges pour éviter la concentration du pouvoir entre les mains d’une seule personne. C’est pourquoi, la démarcation entre les deux formes de centralisation gouvernementale et administrative joue un rôle capital dans la sauvegarde de l’équilibre entre liberté et démocratie. La solution envisagée par Camus ressemble à celle de Tocqueville en ce qui concerne les mesures économiques à adopter. Conscients que le piège d’une société égalitaire est une inégale distribution des richesses, les deux intellectuels pensent en moralistes. Camus affirme qu’il faut « faire régner la justice sur le plan de l’économie et garantir la liberté sur le plan de la politique »10. Il prend comme modèles les démocraties scandinaves, car il estime qu’elles sont les plus proches de cet équilibre. Cependant, le journaliste sait bien qu’au lendemain de la Libération, son idée est encore loin de se réaliser, car il s’agit d’un bouleversement radical de la situation : « Dans l’état actuel des choses, cela s’appelle une révolution »11.

  • 12 Ibid. : 445.
  • 13 Ibid. : 448.
  • 14 Camus, Albert, « Un nouveau contrat social », Ni victimes ni bourreaux, (2006-2008, vol. II : 451-4 (…)
  • 15 Camus, Albert, « Le monde va vite », Ni victimes ni bourreaux (2006-2008, vol. II : 448-450, 450).

5En 1946, Camus revient sur la question de la démocratie dans des articles surtitrés Ni victimes ni bourreaux. Il plaide pour un véritable changement, une révolution, mais après la Seconde guerre mondiale, la notion de révolution a changé : elle n’est plus envisageable dans les frontières nationales, ce ne peut être qu’une « révolution internationale »12. Il s’agit d’instaurer un nouvel ordre au niveau du monde. Le moyen préconisé est une « démocratie internationale », où la loi n’est plus enfermée dans les frontières de chaque État et où le pouvoir législatif n’est plus manipulé par un seul homme, mais l’expression de la volonté de tous. Il s’agit donc d’une démocratie réellement issue des peuples et non des gouvernants. Le peuple participe activement à la politique non plus comme une masse uniforme, subordonnée à un chef ou un seul parti, mais devenant protagoniste de la vie citoyenne grâce à un parlement et à des « élections mondiales »13. Dans les trois derniers articles de Ni victimes ni bourreaux, le journaliste parle d’un « contrat social », c’est-à-dire, d’un nouveau gouvernement qui doit être organisé par un Parlement mondial, garant de la paix et du respect des principes inaliénables de l’homme. Il songe à l’avenir et à la réalisation d’un code de justice international « dont le premier article serait l’abolition générale de la peine de mort »14. La réalisation d’une démocratie internationale est, selon Camus, la seule solution envisageable pour dépasser les tensions qui renaissent un an après la fin de la guerre et changer effectivement le monde. Il est bien conscient que la mise en œuvre de cette utopie est encore prématurée. Cependant, il conclut qu’il faut choisir « la pensée utopique », c’est-à-dire la voie de la paix et du progrès car, comme il le dit, « l’Histoire n’est que l’effort désespéré des hommes pour donner corps aux plus clairvoyants de leurs rêves »15. S’il est vrai qu’en 1946 son projet d’un « ordre universel » n’est qu’une utopie, il faut tout de même reconnaitre l’extraordinaire clairvoyance de Camus. Dans Ni victimes ni bourreaux, il anticipe l’ère des grandes réalisations inter-gouvernementales en annonçant ce à quoi une démocratie internationale pourrait ressembler.

L’idée démocratique dans les œuvres de fictions

  • 16 Camus, Albert, La Peste (2006-2008, vol. II : 207).

6Dans La Peste, l’idée démocratique entre pleinement dans la fiction. Pierre-Louis Rey qualifie cette œuvre comme « roman démocratique » (Rey, 2006 : 280). La marque démocratique du roman réside dans le choix d’une langue transparente, claire et simple qui répond à la nécessité de créer un langage compréhensible pour tous. Selon Pierre-Louis Rey, « on appelle démocratique un roman qui se place au niveau du large public » (Ibid. : 282). Pour Paul Ricoeur, l’œuvre démocratique est celle qui dialogue avec son lecteur, en stimulant sa pensée, sa réflexion et son imagination. Sa fonction est de donner au lecteur une conscience d’adulte. Le caractère démocratique de La Peste se trouve aussi dans la technique narrative choisie par l’écrivain. Pour faire rentrer tous les personnages en même temps dans la narration Camus a choisi la technique narrative de la focalisation externe. Cela consiste à raconter les événements par un narrateur qui fait office de témoin. Le médecin français est le narrateur intra-diégétique, qui sous anonymat prête sa voix pour témoigner du calvaire des pestiférés. Animé par l’exigence de laisser une trace écrite des événements passés à Oran, Rieux décide de rédiger une chronique de l’épidémie, appuyant son récit sur les témoignages d’autres citoyens. Rieux est la voix centrale du roman, mais il n’est pas le protagoniste de l’œuvre. En effet, dans le roman il n’y a pas un seul protagoniste, mais chaque personnage constitue une voix importante de l’œuvre. Il s’agit d’un roman polyphonique et dans ce sens démocratique. Selon Pierre-Louis Rey, La Peste se doit lire comme une œuvre chorale où chaque singularité compte moins que la collectivité (Rey, 2006 : 281). Certains personnages montrent une orientation démocratique par les thèmes qu’ils transmettent. Rambert appartient à la gauche démocratique. En s’adressant à Rieux, il affirme que « le bien public est fait du bonheur de chacun » (Ibid. : 93). Tarrou, l’ancien apparatchik incarne non seulement la révolte, mais aussi la lutte contre le meurtre et la peine capitale. Combattre contre la condamnation à mort est son premier acte de révolte démocratique : « Je ne voulais pas être un pestiféré », dit-il « J’ai cru que la société où je vivais était celle qui reposait sur la condamnation à mort et qu’en la combattant, je combattrais l’assassinat »16. A travers ce personnage, Camus transmet de façon oblique certains messages démocratiques aux survivants de la guerre mondiale : il faut choisir comme Tarrou la non-violence, le respect pour la vie et tendre toujours vers la paix. Il ne faut jamais justifier le meurtre, car si on cède une seule fois, il n’y a plus aucune raison de s’arrêter. Camus laisse vivre ces personnages parce que chacun à sa manière lutte contre la peste avec des armes justes. Rieux, le médecin se concentre sur les soins des pestiférés et cherche des vaccins pour exterminer le virus, Tarrou constitue des équipes sanitaires, Rambert, qui initialement est tenté de s’enfuir, choisit enfin de rester dans la ville en se ralliant à la lutte avec les autres, alors que le père Paneloux tente d’encourager les résistants à travers la force de la foi religieuse. Ce ne sont pas des héros, mais des personnes normales : ils engagent des actions pour remédier à une situation intolérable. Ce sont des démocrates car ils agissent pour le Bien de la collectivité.

  • 17 Ibid., p. 333.
  • 18 Camus, Albert, L’État de siège, édition présentée, établie et annotée par Pierre-Louis Rey (2006-20 (…)
  • 19 Camus, Albert, L’État de siège (2006-2008, vol. II : 358).

7Comme La PesteL’État de siège aussi est une œuvre polyphonique. Selon Michel Autrand, les personnages de la pièce n’existent pas en tant qu’individualités mais, tous représentent une partie de la collectivité : « Les personnages sont les créations, les émanations du seul personnage vraiment réel, le personnage collectif » (Autrand, 1998 : 68), dit-il. On peut individualiser beaucoup de sous-figures collectives comme les trois mendiants, les ivrognes de la taverne, les femmes qui crient, le groupe des Gitans. Il y a aussi le Chœur et des voix individuelles qui commentent les événements. Ces éléments sont fondamentaux car ils donnent à l’œuvre une perspective collective. Diego se révolte contre la Peste pour défendre la liberté et la justice et pour le Bien de toute la communauté de Cadix. Il représente la révolte, le petit grain de sable qui va faire grincer la machine. Il est le résistant à l’oppression, le premier qui se révolte et qui montre comment se comporter face à l’absurdité du régime fasciste de Cadix : « Où est l’Espagne ? Où est Cadix ? (…) Pourquoi êtes-vous muets ? », s’exclame-t-il en s’adressant au Chœur17. Son cri désespéré porte un message de lutte. Il ne faut jamais se résigner, mais combattre les régimes tyranniques. Comme le remarque Pierre-Louis Rey, le « Ni peur ni haine » de Diego fait écho au Ni victimes ni bourreaux de Camus18. Diego incarne la mesure et l’équilibre entre les passions personnelles et les devoirs collectifs, la lutte solidaire pour la liberté et la justice. Il renonce à son amour pour Victoria et sacrifie sa vie en échange de la liberté de tous : « L’amour de cette femme, c’est mon royaume à moi. Je puis en faire ce que je veux. Mais la liberté de ces hommes leur appartient. Je ne puis en disposer », dit-il, en s’adressant à la Peste19. Son acte de révolte devra se transformer en révolte collective pour que tous soient sauvés. Sa révolte est un acte de générosité qui le fait passer de héros solitaire à héros solidaire. L’union entre les hommes semble être la seule solution possible pour vaincre la tyrannie de la Peste. L’État de siège exprime des idées démocratiques de Camus car celui-ci y revendique le droit à la révolte contre le système despotique. Il s’agit d’une révolte et non d’une révolution, car selon Camus celle-ci détruit un ordre pour en construire un pire, tandis que la révolte se donne des limites.

  • 20 Camus, Albert, « Deux réponses à Emmanuel d’Astier de la Vigerie », première réponse (Caliban, n° 1 (…)

8Les personnages des Justes se battent pour une juste cause, pour le Bien du peuple russe afin de libérer celui-ci de la tyrannie. « Cette élévation morale ne manque pas de rappeler La Peste », remarque Fernande Bartfeld (1988 : 108). Dans cette pièce, Camus montre un débat démocratique entre les cinq militants révolutionnaires qui préparent un attentat contre l’oncle du tzar. Chacun expose son point de vue. Le problème n’est pas de savoir s’il faut ou non s’opposer au Tsar, il concerne la légitimité des moyens pour aboutir cette fin. Tous les moyens sont-ils justes ? Camus énonce les doutes de l’ »homme révolté » et ses oscillations entre l’altruisme et l’honneur, les tensions entre la liberté et la justice. L’auteur veut mettre en débat la révolution, ses méthodes, ses objectifs, ses limites. Sauf Stepan qui, comme le remarque justement Pierre-Louis Rey, « joue dans la structure des Justes un rôle analogue à celui de la Peste qui, dans L’État de siège, figure le totalitarisme nazi », tous les autres personnages dialoguent et se confrontent l’un avec l’autre. Pour Dora, l’assassinat d’enfants, d’innocents ne peut se concevoir. Il enlève toute dignité à l’action révolutionnaire s’il est perpétré froidement. D’ailleurs, le meurtre lui fait horreur, bien que ce soit elle qui fabrique les bombes. Ce personnage intervient pour rappeler que toute destruction nécessite des limites. La révolution ne peut se pervertir par des attentats inhumains. « Même dans la destruction, affirme-telle après Diego, il y a un ordre, il y a des limites » (Ibid. : 22). Comme ses camarades, elle fait le sacrifice du bonheur pour la cause qu’ils défendent. « Nous ne sommes pas de ce monde, nous sommes des justes. Il y a une chaleur qui n’est pas pour nous » (Ibid. : 31), dit-elle. Kaliayev se considère comme un justicier-assassin : son meurtre, il l’expie par le sacrifice de sa vie : « Nous acceptons d’être criminels pour que la terre se couvre enfin d’innocents » (ibid. : 13). « Une pensée me tourmente : ils ont fait de nous des assassins. Mais je pense en même temps que je vais mourir, et alors mon cœur s’apaise » (ibid. : 14). En mourant dans l’attentat ou sur l’échafaud, il donne un sens à sa vie. Il reste ferme dans sa volonté de mourir pour expier son crime. Rêvant d’un monde meilleur et juste, ces « meurtriers délicats » risquent leur vie au nom du bien du peuple, justifiant leur acte meurtrier comme un sacrifice nécessaire pour aboutir à la libération du peuple. Leur désespérance est dans ce combat éternellement humain, qui oppose l’idéal et le réel. Ils sont déchirés entre le geste de tuer au nom de la justice et l’idée de sauver des vies. La radicalité et l’absence de limites dans l’action révolutionnaire finissent par pervertir même les fins les plus nobles « J’ai horreur de la violence confortable. J’ai horreur de ceux dont les paroles vont plus loin que les actes », écrit-il à Emmanuel d’Astier de la Vigerie dans Caliban en 194820. Les écrits analysés ici mettent en valeur notre thèse : il est possible de relever une récurrence du concept de démocratie dans la production d’Albert Camus. Si elle reste plutôt faible dans les années 1930, elle devient de plus en plus forte après le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale. Les interventions du journaliste dans les éditoriaux, les essais, les pièces de théâtre ainsi que les romans de fiction tournent autour cette notion cardinale. L’engagement de l’intellectuel contre les totalitarismes répond à son exigence de combattre les systèmes absolus, le mal radical de son siècle et de promouvoir les principes démocratiques que sont la liberté et la justice.

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BIBLIOGRAPHIE

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Bartfeld, Fernande (1988). L’Effet tragique. Essai sur le tragique dans l’œuvre de Camus. Paris : Champion.

Camus, Albert (2006-2008). Œuvres complètes. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 4 volumes.

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Todd, Oliver (1996). Albert Camus : une vie. Paris : Gallimard.

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NOTES

1 Il faut souligner qu’en 1944, Camus est engagé dans la rédaction de Combat à côté de Pascal Pia et que les articles ne sont pas souvent signés ou, ils sont écrits par plusieurs journalistes. C’est pourquoi, dans cet éditorial il y a le pronom « nous ». On peut supposer que le texte est le produit de la plume de la collaboration entre Camus et Pia. CAMUS, Albert, « De la Résistance à la Révolution » 21 août 1944, Articles, préfaces, conférences (1944-1948), in Œuvres complètes (Camus, 2006-2008, vol. II : 517).

2 La même phrase, on la trouve aussi dans l’article de Camus précédemment cité : CAMUS, Albert, « De la Résistance à la Révolution » 21 août 1944, Articles, préfaces, conférences (1944-1948), in Œuvres complètes (Camus, 2006-2008, vol. II : 517et p. 540).

3 Rey, Pierre-Louis (2006 : 272).

4 Camus, Albert, Carnets 1935-1948Cahier III (avril 1939 -février 1942), in Camus, 2006-2008, vol. II : 926.

5 Camus, Albert, Carnets 1949-1959, Cahier VII (mars 1951- juillet 1954), in Camus, 2006-2008, vol. IV : 1168.

6 Le mot « mesure » sera le sujet central de la dernière partie, la « pensée de midi », de L’Homme révolté.

7 Le « nous » dans cet éditorial représente le lien entre la rédaction de Combat et les résistants. Paul Viallaneix a bien expliqué ce point. L’utilisation du pronom « nous » est très récurrent dans les éditoriaux de Combat, soit parce que l’anonymat était requis dans la presse de la Résistance pour des raisons de sécurité, soit parce que la rédaction d’un journal supplémentaire de lutte clandestine est considérée comme une expérience solidaire, une affaire d’équipe. On condamne toute tentation individualiste ou égotiste. En outre, comme l’activité du journaliste ne peut pas être séparée de celle de l’écrivain, on note, pour les mêmes raisons, l’occurrence de la première personne du pluriel aussi dans l’œuvre qui occupe Camus dans cette période, La Peste, considérée par le rédacteur fictif comme une chronique plutôt qu’un roman. Viallaneix, Paul (1990 : 539).

8 Cependant, contrairement à Tocqueville, Camus ne voit pas la presse comme le seul instrument capable de véhiculer des informations. Le journaliste-écrivain sait qu’il existe d’autres moyens de communication bien plus efficaces et capables d’échapper à la censure du régime : ce sont les romans, les œuvres de fiction en général et les pièces de théâtre.

9 Camus, Albert, Carnets 1935-1948Cahier III (avril 1939 -février 1942), in Camus, 2006-2008, vol. II : 926.

10 Camus, Albert, « Combat, 1er octobre 1944 » (2006-2008, vol. II : 539).

11 Camus, Albert, « De la Résistance à la Révolution » 21 août 1944 (2006-2008, vol. II : 518).

12 Ibid. : 445.

13 Ibid. : 448.

14 Camus, Albert, « Un nouveau contrat social », Ni victimes ni bourreaux, (2006-2008, vol. II : 451-453.

15 Camus, Albert, « Le monde va vite », Ni victimes ni bourreaux (2006-2008, vol. II : 448-450, 450).

16 Camus, Albert, La Peste (2006-2008, vol. II : 207).

17 Ibid., p. 333.

18 Camus, Albert, L’État de siège, édition présentée, établie et annotée par Pierre-Louis Rey (2006-2008, vol. II : 12).

19 Camus, Albert, L’État de siège (2006-2008, vol. II : 358).

20 Camus, Albert, « Deux réponses à Emmanuel d’Astier de la Vigerie », première réponse (Caliban, n° 16), dans Œuvres complètes (Camus, 2006-2008, vol. II : 458).

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