Alors que des contraintes croissantes pèsent sur l’aide publique internationale, la Banque africaine de développement s’apprête à ouvrir un nouveau chapitre avec l’élection, ce jeudi 29 mai 2025, du Mauritanien Sidi Ould Tah à sa présidence. Celui qui prendra officiellement les commandes de l’institution panafricaine en septembre héritera d’une banque solide, bénéficiant de la confiance des investisseurs grâce à sa note triple A. Il devra toutefois faire face à d’importants défis, notamment en matière de mobilisation de financements, avec en priorité la 17e reconstitution du Fonds africain de développement – un exercice rendu plus complexe par le retrait des États-Unis sous l’administration Trump.

Présent à Abidjan à l’occasion des Assemblées annuelles de la BAD, Adama Mariko, secrétaire général de Finance en commun et directeur exécutif adjoint de l’AFD – institution partenaire de la banque panafricaine – a partagé avec l’Agence Ecofin sa lecture des enjeux liés à cette nouvelle présidence et au futur de l’institution.
Agence Ecofin : M. Mariko, bonjour. Le Fonds africain de développement, actuellement en phase de négociation pour son cycle 2026-2030, vise à mobiliser 25 milliards de dollars, soit près du triple du montant du cycle précédent. Dans un contexte de resserrement de l’aide financière internationale, est-ce un objectif réaliste et réalisable ?
Adama Mariko : C’est un objectif réaliste, ce n’est pas un objectif hors-sol. Car s’il n’est pas réalisable, cela voudrait dire que ce n’est pas ce dont nous avons besoin. Or, c’est exactement ce dont nous avons besoin. Cet objectif est à la hauteur des enjeux actuels. C’est aussi un test de cohérence pour les États, qu’ils soient régionaux ou non régionaux, qui doivent aligner leurs déclarations sur la priorité africaine avec leur capacité à soutenir une banque africaine qui peut répondre à l’urgence.
Tripler le montant est ambitieux, mais cela suppose aussi de l’imagination : mobiliser des réformes adaptées à la conjoncture mondiale actuelle. Les systèmes fiscaux des États ne peuvent pas tout assumer seuls. Et dans ce cadre on pourrait explorer plusieurs options. Par exemple, on pourrait considérer les ressources accordées par les privés ou les philanthropes comme des financements publics dédiés à créer de la concessionnalité dans l’investissement. Qu’elles viennent d’un État ou d’un philanthrope, l’important est de savoir comment on les utilise.
« Que les ressources viennent d’un État ou d’un philanthrope, l’important est de savoir comment on les utilise. »
Comme pour les reconstitutions de l’IDA ou d’autres fonds, on peut aussi recourir aux marchés de capitaux ou à des banques publiques, pour générer des financements à long terme. Cela permet de ne pas faire tout peser sur les budgets des États. Ces approches innovantes nécessitent des réformes systémiques et l’usage de nouveaux outils. L’objectif de tripler les ressources ne repose pas uniquement sur les contributions des États. Il y aura aussi un élargissement du cercle des donateurs. Par exemple, certains pays vont contribuer pour la première fois ou augmenter fortement leurs engagements. Cela renforcera le FAD.
Agence Ecofin : Lors du précédent cycle, le FAD 16, les États-Unis avaient contribué à hauteur de 568 millions de dollars. Cette année, le président Donald Trump a annoncé qu’il ne participerait pas au prochain cycle. Cela inquiète, car un retrait américain peut avoir un effet de levier négatif. Faut-il s’en inquiéter ou la BAD est-elle suffisamment solide pour s’en passer ?
Adama Mariko : Chaque euro, chaque dollar compte. On ne peut pas minimiser 500 millions de dollars. Mais au-delà du montant, c’est le signal qui est préoccupant. Il ne faudrait pas que certains pays remettent en question leur engagement dans les dispositifs multilatéraux de financement du développement.
Ce qui est encourageant, c’est qu’il n’y a pas eu d’effet domino. D’autres pays ne se sont pas retirés à leur tour. Depuis quelques mois, on sent une résilience du système. Le monde s’est habitué à ce type de revirements spectaculaires. Le véritable test sera à la clôture du cycle : les États-Unis reviendront-ils sur leur décision ? Il faut donc rester serein et poursuivre les efforts de mobilisation. La BAD a fait un excellent travail de plaidoyer, ce qui peut peut-être encourager les États-Unis à reconsidérer leur position.
Cela dit, ce retrait s’inscrit dans une tendance qu’on observe dans plusieurs pays du Nord : une remise en cause du rôle des fonds publics dans le développement. C’est pour cela que le FAD 17 propose plus que des dons. Il met en avant des mécanismes de financement innovants et une logique de solidarité élargie.
« Le retrait des Etats-Unis s’inscrit dans une tendance qu’on observe dans plusieurs pays du Nord : une remise en cause du rôle des fonds publics dans le développement. »
Même si chaque pays donnait 10 millions, on n’irait pas très loin. Ce n’est pas un financement linéaire. Il faut donc des approches différenciées. Ce retrait américain reste un mauvais signal, mais le reste du monde a montré sa résilience. On a vu des phases critiques, comme lors de la fermeture de l’USAID, et de la hausse des tarifs, mais les autres puissances ont gardé leur calme, ce qui a atténué l’impact.
Rappelons que les États-Unis avaient quitté l’accord de Paris sous Trump, mais ils sont revenus. Le FAD 17 n’est qu’une étape : il y aura un FAD 18, un FAD 20. Ce n’est qu’un épisode. Mais le message doit rester clair : il faut augmenter le FAD, viser les 25 milliards, et ne pas perdre de vue que 500 millions peuvent faire une grande différence.
Adama Mariko secrétaire général de Finance en commun et directeur exécutif adjoint de l’AFD et Moutiou Adjibi Nourou, rédacteur en chef Politiques publiques de l’Agence Ecofin
Agence Ecofin : Justement, en parlant d’autres mécanismes, certains organismes n’ont pas hésité à emprunter sur les marchés internationaux pour préfinancer leur reconstitution. Lors de l’IDA20, par exemple, ils ont levé plus de fonds sur les marchés que via les dons. Le FAD, qui peut s’appuyer sur la note triple A de la BAD, ne pourrait-il pas lui aussi emprunter pour couvrir une grande partie de ses besoins ?
Adama Mariko : Bien sûr. C’est là que l’Afrique doit aussi innover. L’innovation naît souvent des contraintes. Quand on est dans le confort, on ne se réforme pas. Le contexte actuel est une opportunité pour repenser les mécanismes du FAD, mobiliser des capitaux privés, recourir à des instruments nouveaux.
« Quand on est dans le confort, on ne se réforme pas. Le contexte actuel est une opportunité pour repenser les mécanismes du FAD, mobiliser des capitaux privés, recourir à des instruments nouveaux. »
Mais cela reste une décision des actionnaires. C’est dans cette logique que s’inscrit le processus de mobilisation pour le FAD 17. Il faut combiner confiance dans les projets et dans la solidité des actionnaires. Évidemment, quelqu’un devra payer ces montants : que ce soit sous forme de contribution, de garantie ou autre, il faut que le modèle financier soit solide et permette de générer les résultats attendus, y compris le remboursement.
C’est cela, l’innovation financière : accéder rapidement à des ressources, accroître l’échelle des investissements. Et je pense que cela va se faire.
Agence Ecofin : Le FAD adopte de plus en plus une orientation climatique. De votre position à l’AFD, ce sujet est sans doute central. Est-ce que les outils comme les green bonds peuvent permettre au FAD, à l’avenir, de se renforcer de manière plus résiliente face aux changements de politiques des bailleurs ?
Adama Mariko : Il existe de nombreux fonds climats multilatéraux, comme le GCF ou le FEM. Le FAD et la BAD, eux aussi, investissent de manière de plus en plus durable. L’accord de Paris est devenu un repère structurant : une banque publique qui aligne ses financements avec cet accord s’engage à avoir un impact positif ou au minimum neutre sur le climat.
C’est ce que nous faisons à l’AFD, et ce qu’on observe aussi dans les banques multilatérales ou nationales. Pour autant, 100 % des ressources du FAD ne sont pas destinées au climat. Il faut aussi répondre aux besoins sociaux, créer de l’emploi, renforcer les priorités nationales. Mais en faisant cela, on contribue aussi aux grands enjeux internationaux.
En arrivant à Abidjan ce week-end, j’ai lu dans la presse les premiers drames liés à la saison des pluies. En France aussi, certains ont perdu leur maison après des précipitations records en une journée. Nos infrastructures ne sont pas adaptées au climat actuel. C’est donc l’affaire de tous.
L’investissement dans l’aménagement, dans le développement économique, dans les systèmes productifs, doit intégrer cette dimension climatique, tout en étant socialement responsable et respectueux des droits humains.
Enfin, la BAD, comme d’autres institutions, s’est interrogée sur le rôle de l’énergie dans le développement. Il ne s’agit pas d’opposer énergie fossile et renouvelable de manière caricaturale. Il faut financer une transition énergétique, qui passe peut-être par le gaz dans certains contextes. Un développement durable, mais réaliste.
L’exploitation des ressources minières africaines de façon responsable, le développement d’infrastructures sobres en carbone, les transports en commun verts, tout cela crée des opportunités pour l’industrie africaine. Pourquoi pas demain des usines de voitures électriques en Afrique ? Il y a les minéraux, le potentiel est là. Et le FAD peut y répondre.
« L’exploitation des ressources minières africaines de façon responsable, le développement d’infrastructures sobres en carbone, les transports en commun verts, tout cela crée des opportunités pour l’industrie africaine. »
Agence Ecofin : Lors du lancement des Assemblées de la BAD mardi, le président Adesina a fait un bilan de ses dix années à la tête de la Banque, notamment à travers le programme High 5. Alors que le nouveau président vient d’être élu avec son propre programme, pensez-vous qu’un changement de leadership modifiera les priorités de la Banque ? Quelles sont vos attentes vis-à-vis de cette nouvelle gouvernance ?
Adama Mariko : Je commencerais d’abord par féliciter le président Adesina et son équipe sortante. Je pense que la Banque africaine de développement n’a jamais autant assumé son africanité qu’au cours de ces dix dernières années. Et je le dis souvent : la BAD doit être une Banque africaine de développement, et non une banque internationale opérant en Afrique. Cela signifie qu’elle doit rester fidèle aux priorités du continent et affirmer clairement sa posture d’acteur majeur du développement africain.
Cette africanité passe par une empreinte plus forte sur le terrain, par une capacité à accroître sa taille financière, à multiplier les partenariats locaux, et à devenir une véritable force d’entraînement pour les économies du continent. Je prends un exemple comparatif.
En Amérique latine, si vous additionnez les financements des banques de développement, cela dépasse ceux de la Banque mondiale dans cette région. En Europe, la BEI (Banque européenne d’investissement) finance plus que la Banque mondiale. En Asie, c’est pareil. Il n’y a qu’en Afrique où l’on attend encore que la BEI ou la Banque mondiale joue ce rôle, alors que la BAD devrait être le premier moteur du développement régional.
« Il n’y a qu’en Afrique où l’on attend encore que la BEI ou la Banque mondiale joue ce rôle, alors que la BAD devrait être le premier moteur du développement régional. »
Et c’est là ma première attente : une BAD qui grandit, non pas en termes de personnel, mais en taille de financement, en vitesse d’intervention, et en capacité de coordonner les efforts des autres partenaires. Trop souvent, on voit des bailleurs intervenir dans des pays sans même que la BAD soit impliquée. Il faut que la BAD devienne le poisson-pilote des projets de développement sur le continent.
C’est un peu l’approche que nous défendons à l’AFD, et que je porte aussi à travers Finance en commun : les banques nationales de développement doivent apporter du volume localement, mais elles ont besoin d’une BAD forte, structurante, capable de les appuyer.
Ensuite, je voudrais répondre de manière plus personnelle, en tant qu’Africain. Ce que j’attends de la nouvelle gouvernance, ce n’est pas une banque qui fait la politique économique à la place des États.
J’aimerais une BAD qui dit : « Voilà vos priorités nationales, vous avez une stratégie de développement, un plan économique : nous sommes là pour vous accompagner, pour accélérer la mise en œuvre, pour structurer des projets bancables, et faire en sorte qu’ils soient prêts à accueillir les financements. » Aujourd’hui, ce n’est pas encore totalement le cas. Et même si les High 5 restent des priorités pertinentes – nourrir l’Afrique, électrifier l’Afrique, intégrer le continent, industrialiser l’Afrique, améliorer la qualité de vie –, je pense qu’il faut aller plus loin.
Pour moi, il y a trois grandes priorités sur lesquelles j’aimerais voir la BAD s’engager encore davantage. D’abord, l’accès à l’énergie. C’est fondamental. Sans énergie suffisante et abordable, on ne pourra pas industrialiser le continent. Le cas du Sénégal, avec l’exploitation du gaz, ou les projets de solaire, est un exemple. On doit baisser le coût de l’énergie, investir dans les renouvelables, développer des solutions locales. C’est une condition sine qua non pour réussir la transition énergétique et soutenir la croissance industrielle.
Ensuite, le financement des femmes et des jeunes. L’Afrique est un continent jeune, mais aussi très féminin. Et pourtant, ce sont aussi les deux catégories les plus touchées par le sous-emploi et l’informalité. Il faut des dispositifs puissants pour financer l’entrepreneuriat féminin et jeune, soutenir la création d’entreprises dans l’agriculture, l’artisanat, les services, les start-up… C’est une réponse directe aux défis sociaux, mais aussi une opportunité économique énorme.
« Le financement des femmes et des jeunes doit être une priorité. L’Afrique est un continent jeune, mais aussi très féminin. Et pourtant, ce sont aussi les deux catégories les plus touchées par le sous-emploi et l’informalité. »
Enfin, la transformation agricole. Quand on parle de « nourrir l’Afrique », il ne s’agit pas simplement d’augmenter la production. Il s’agit d’en faire un levier d’emploi, d’industrialisation, de souveraineté. Avec de l’énergie, une jeunesse active et des outils adaptés, l’agriculture peut devenir un véritable moteur de croissance et de transformation. Voilà, pour moi, les axes prioritaires d’une BAD nouvelle génération, toujours africaine, mais encore plus proche des États, plus agile, plus puissante, et mieux alignée sur les enjeux du continent.
Agence Ecofin : Une dernière question. Les priorités que vous venez de lister sont aujourd’hui au cœur des discussions autour de la ZLECAf. Ce projet concentre en réalité la plupart des défis que les pays africains doivent relever pour accélérer leur développement. Est-ce qu’on peut dire que le prochain grand chantier du nouveau président de la BAD sera le financement de l’accélération de la ZLECAf ?
Adama Mariko : Je pense que les questions d’intégration africaine sont effectivement centrales. Et il est important de rappeler que la ZLECAf ne doit pas être envisagée uniquement sous l’angle de l’exportation. Beaucoup de gens se trompent là-dessus. Ce n’est pas une affaire d’export, mais bien de construction d’un marché intérieur africain. Il s’agit de créer les conditions pour que les entreprises africaines puissent s’appuyer sur une demande régionale suffisamment forte pour se développer, industrialiser, bâtir des chaînes de valeur.
Parmi les priorités que j’évoquais, il y en a une que je voudrais souligner encore davantage : la nécessité de mettre en place un système financier africain, qui réponde d’abord aux besoins des pays africains. Il faut pouvoir mobiliser l’épargne locale pour financer les investissements en Afrique.
« Il faut pouvoir mobiliser l’épargne locale pour financer les investissements en Afrique. »
On voit des signaux encourageants : la Caisse de dépôt et de gestion du Maroc, par exemple, existe depuis plus de 60 ans et a fortement contribué au développement économique du pays. Aujourd’hui, cette logique est en train d’être reproduite ailleurs : au Sénégal, au Bénin, au Burkina Faso, au Cameroun, au Gabon, etc. On assiste à l’émergence de banques nationales de développement, capables de canaliser les ressources financières vers les priorités nationales.
C’est aussi ce que fait la BAD. Mais à mon sens, elle doit le faire en collaboration étroite avec ces systèmes nationaux publics. Car les États africains sont à la fois actionnaires de la BAD et de leurs propres banques de développement. Si les priorités ne sont pas alignées entre ce qu’ils attendent de la BAD et ce qu’ils demandent à leurs institutions nationales, cela ne fonctionne pas.
Si la BAD bénéficie d’un renforcement de sa base capitalistique – ce que nous espérons –, elle doit en faire bénéficier les systèmes nationaux, en les dotant de capacités d’investissement et de structuration de projets, afin d’accélérer les investissements dans chaque pays. Cela participe directement à la dynamique de l’intégration économique africaine. Il faut que le libre-échange intra-africain devienne une réalité. On ne peut pas continuer à voir des produits agricoles périr faute de transformation locale, ou être incapables de les stocker, ou d’organiser leur circulation entre pays voisins.
Il n’est pas normal que le Sénégal, la Côte d’Ivoire et d’autres continuent à importer massivement du riz, alors qu’un pays pourrait développer un écosystème rizicole régional.
La BAD a un rôle crucial à jouer dans ce débat, en appui de ses actionnaires, mais aussi en coordination avec d’autres institutions panafricaines comme Afreximbank par exemple. Je pense qu’il est temps de renforcer ce système multilatéral public africain dans son ensemble. C’est dans cette logique qu’il faut avancer.