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DOUBLE PRÉLÈVEMENT DANS LES BANQUES IVOIRIENNES : ERREUR TECHNIQUE OU DYSFONCTIONNEMENT SYSTÉMIQUE ?

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En Côte d’Ivoire, les clients dénoncent des doubles débits sur leurs comptes bancaires, tandis que les remboursements prennent parfois jusqu’à 30 jours. Associations et experts réclament un mécanisme automatique sous 72 heures pour restaurer la confiance.

« Voici la capture d’écran de mon compte sur l’application BDU mobile. Vous voyez très bien que le montant 110 000 FCFA a été prélevé deux fois alors que j’ai fait un seul retrait. Et c’est comme ça avec plusieurs clients », explique Florent K. (nom d’emprunt), l’un des nombreux clients victimes. Il dit avoir découvert le double débit le 27 septembre 2025. Depuis, aucune correction n’a été effectuée. « Si ça reste tel quel jusqu’au virement d’octobre, nous serons pénalisés », s’inquiète-t-il.

Un volume important de plaintes

Ce père de 5 enfants n’est pas un cas isolé. Depuis plusieurs semaines, des dizaines de clients de la Banque de l’Union (BDU) dénoncent des prélèvements bancaires en double sur leurs comptes. Florent est membre d’un groupe WhatsApp créé par les clients touchés. « Actuellement, nous sommes 81 personnes sur la plateforme », précise-t-il. Tous racontent la même histoire : un retrait effectué, mais débité deux fois. Les montants en jeu varient entre 55 000 F et 225 000 F CFA, parfois plus.

Parmi eux, Serge Z., lui, est excédé : « J’ai effectué mon retrait le 24 septembre à 18h35 à la Société Générale du Plateau Dokui. J’ai retiré 225 000 F, mais le lendemain, mon compte affichait deux retraits du même montant. Je suis allé au siège de la BDU, on m’a dit de scanner un QR code pour faire une réclamation. On m’a promis une régularisation sous 3 à 45 jours. Mais en attendant, mon compte est à -279 000 F. Comment je fais pour vivre ? »

Jean K. et Stéphanie G. vivent la même situation : double prélèvement, découvert, loyers en retard, stress permanent. « Aujourd’hui, je suis à découvert, je ne peux plus rien retirer », confie Jean K. « Trois semaines d’attente, c’est trop », ajoute Stéphanie.

Et le problème dépasse la BDU : des clients d’Ecobank, BNI, NSIA Banque et même de la Société Générale signalent chaque jour des incidents similaires, souvent sur les plateformes numériques comme l’Observatoire libre des banques de Côte d’Ivoire.

Dimitri Claverie Doukoua, Directrice Exécutive de l’Association Ivoirienne des Consommateurs (AIC), confirme l’ampleur du phénomène. « L’AIC reçoit effectivement un nombre de signalements concernant des prélèvements bancaires effectués en double, dit-elle. Ce phénomène touche une part non négligeable des consommateurs ivoiriens ».

« Nous soulevons régulièrement ces problèmes », renchérit Yves Aka, président de la Fédération Nationale des Associations de Consommateurs de Côte d’Ivoire (FACCI) et membre du Conseil d’orientation de l’OQSF. « Chaque réunion met en évidence un volume important de plaintes. Certaines banques abusent encore largement. Le consommateur est souvent laissé dans l’ignorance et ne comprend pas les procédures »

Les causes : la faille cachée du numérique bancaire

Derrière ces prélèvements en double que subissent de nombreux clients, se cache un dysfonctionnement souvent technique, mais révélateur d’un système de gestion encore fragile dans plusieurs établissements. Selon Abdoul Aziz Touré, ingénieur Réseaux Télécoms et lauréat du 3ᵉ Prix national du numérique 2024, « tout part d’un processus de transaction bancaire mal synchronisé ».

« Lorsqu’un client effectue un retrait ou une opération, la machine engage une série de vérifications : reconnaissance de la carte, solde disponible, capacité du guichet à fournir la somme, puis autorisation de la banque », explique l’ingénieur. « À ce stade, la banque peut déjà avoir prélevé le montant demandé, même si la transaction n’est pas encore finalisée. »

Le problème survient lorsque le processus s’interrompt entre deux étapes critiques : la validation du retrait et la mise à jour des bases de données internes. « Normalement, un mécanisme appelé journalisation permet à la machine de vérifier l’état du compte avant et après la transaction. Si elle détecte un écart — un prélèvement sans retrait effectif — elle doit corriger automatiquement en recréditant le client », précise Abdoul Aziz Touré.

Mais cette correction n’est pas toujours instantanée. « Dans les systèmes bien configurés, le remboursement se fait en 24 à 48 heures, automatiquement. Malheureusement, certaines banques locales s’appuient encore sur des vérifications manuelles. Cela rallonge considérablement les délais », évoque l’expert.

En clair, le problème n’est pas tant le prélèvement en double lui-même que la lenteur du processus de régularisation. Une lenteur qui révèle le décalage technologique entre les infrastructures africaines et celles des pays où « toutes les banques sont interconnectées, ce qui facilite la mise à jour automatique des transactions », note-t-il.

Pour les banques, ces doublons apparaissent lorsque « une opération est validée par le terminal, mais que le serveur de la banque n’a pas encore confirmé la transaction. Le système la répète, d’où le double débit », assure une cadre bancaire, sous couvert d’anonymat, rencontrée dans le cadre de l’affaire BDU.

Techniquement, assure-t-elle, ces anomalies sont rares et détectables instantanément. Mais les remboursements prennent souvent plusieurs semaines, les banques invoquant une réglementation de la BCEAO, qui leur accorde jusqu’à 30 jours pour traiter une réclamation.

L’Instruction n°001-01-2024 de la BCEAO prévoit qu’en cas d’opération non autorisée, le client soit remboursé “immédiatement”. Mais dans la pratique, les banques disposent de 30 jours ouvrés pour exécuter la régularisation. « Ce délai nous permet de vérifier chaque cas avant de régulariser », justifie cette cadre de banque. Une explication qui peine à convaincre, tant les impacts sont lourds pour les clients.

Familles en difficulté, la confiance fragilisée

Pour des ménages déjà confrontés à la cherté de la vie, ces “erreurs” couplées à la lenteur du remboursement ont des conséquences directes. « Aujourd’hui, je suis à découvert, je ne peux plus rien retirer. Je paye trois loyers : un à Sangouiné, un à Bouaflé pour ma famille, et un autre à Abidjan. C’est une catastrophe », témoigne Jean K., fonctionnaire, qui s’est vu prélever le 24 septembre, deux retraits, l’un de 55 000 et l’autre de 130 000 FCFA.

Même détresse du côté de Stéphanie G., débitée deux fois pour un retrait de 100 000 FCFA : « J’ai dû emprunter pour payer mon loyer. Trois semaines d’attente, c’est trop. »

Fin 2023, le secteur bancaire ivoirien affichait un total bilan de 22 188 milliards de F CFA et plus de 7,1 millions de comptes actifs, selon la BCEAO. Le taux d’inclusion financière atteignait 58 %. Mais de tels incidents, qui ravivent la méfiance des usagers, risquent de freiner cette progression, surtout chez les populations modestes, déjà méfiantes vis-à-vis des institutions financières.

 « Chaque mois, j’ouvre mon application bancaire avec l’angoisse de découvrir un nouveau retrait », témoigne Jean-Baptiste D., autre client concerné. « J’ai perdu confiance. Je garde désormais le strict minimum sur mon compte. »

Faut-il imposer un remboursement automatique sous 3 jours ?

Face aux nombreux incidents de prélèvements en double et à la lenteur des remboursements, associations de consommateurs et experts réclament désormais un mécanisme rapide et contraignant.

« Un prélèvement frauduleux constitue une violation des droits du consommateur. C’est de l’argent qui appartient au client, donc cela frise le vol », constate Yves Aka, président de la Fédération Nationale des Associations de Consommateurs de Côte d’Ivoire (FACCI) et membre du Conseil d’orientation de l’OQSF.

« Le traitement des réclamations peut prendre jusqu’à 30 jours. C’est inacceptable. Le consommateur ne peut pas attendre aussi longtemps. Nous demandons une réduction drastique de ce délai. Idéalement, le remboursement devrait être immédiat dès que l’erreur est confirmée. Même une semaine serait acceptable. Une banque dispose de liquidités ; lorsqu’elle se rend compte d’une erreur, elle doit restituer rapidement l’argent du client. »

Pour Dimitri Claverie Doukoua, Directrice Exécutive de l’Association Ivoirienne des Consommateurs (AIC), la solution est claire :

« Nous sommes totalement favorables à l’instauration d’un délai maximum et contraignant pour le remboursement automatique. Nous plaidons pour une obligation de résultat de la part des banques. Le remboursement devrait être rapide et accompagné de la compensation automatique des frais d’agios ou d’incidents de paiement générés par cette erreur. »

À entendre ces responsables d’associations, l’idée d’une compensation automatique, sans dépôt de plainte du client, pourrait renforcer la confiance et fluidifier la bancarisation.

Mais cette proposition est-elle réalisable ? Oui, assure Abdoul Aziz Touré, ingénieur Réseaux Télécoms, Data & IA. « Il faut améliorer la journalisation et automatiser la mise à jour des bases de données, dit-il. Cela permettrait que toute opération anormale soit corrigée automatiquement par le système, sans intervention humaine. »

En Europe, rappelle-t-il, « le remboursement se fait automatiquement en un à deux jours, parce que les banques sont interconnectées et disposent de systèmes de suivi en temps réel. » En Côte d’Ivoire, une réforme imposant un remboursement automatique sous 72 heures serait, selon lui, « parfaitement applicable », à condition que la BCEAO en fasse une exigence réglementaire.

« Si on laisse les banques décider elles-mêmes du rythme des remboursements, il n’y aura jamais d’uniformité. C’est à la Banque centrale de fixer une norme technique commune. »

Saisies par Linfodrome, l’Association Professionnelle des Banques et des Établissements Financiers de Côte d’Ivoire et la BCEAO n’ont pas réagi immédiatement. Mais la question fait son chemin : faut-il imposer une norme régionale de remboursement automatique pour éviter les lenteurs et restaurer la confiance ?

« Le consommateur est souvent le plus faible économiquement. Même si l’on dit qu’il est roi, il reste vulnérable. Il doit pourtant redevenir le centre du système bancaire, pas sa variable d’ajustement », résume Yves Aka.

En attendant une réaction des autorités monétaires, les clients continuent d’en payer le prix. Tant que les banques ne seront pas tenues de rembourser automatiquement leurs erreurs, la confiance restera fragile. Et le grand rêve d’une bancarisation massive risque de s’éroder, prélèvement après prélèvement.

Samuel KADIO

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