Le harcèlement judiciaire comme instrument de marginalisation politique: Une lecture juridique

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Tidjane Thiam
Tidjane Thiam

Dans les régimes se réclamant de la démocratie constitutionnelle, l’indépendance
du pouvoir judiciaire est censée constituer un rempart contre l’arbitraire, une
digue contre l’abus de pouvoir. Elle garantit l’État de droit, protège les libertés
fondamentales et assure une régulation pacifique des conflits politiques.
Pourtant, dans certaines configurations autoritaires à façade démocratique,
notamment en Afrique de l’Ouest, et plus spécifiquement en Côte d’Ivoire, cette
indépendance devient fictive. La justice se métamorphose alors en un bras armé
du pouvoir exécutif, mobilisé non pour dire le droit, mais pour disqualifier, épuiser
et museler les opposants. Elle devient un outil sournois de marginalisation
politique, une machine à broyer les figures dissidentes. La Côte d’Ivoire
contemporaine, avec les cas emblématiques de Damana Pickass, figure centrale
du PPA-CI, et de Tidiane Thiam, acteur politique récemment réapparu sur la
scène nationale, offre des illustrations frappantes de cette instrumentalisation
rampante.

Le harcèlement judiciaire, bien qu’il ne soit pas reconnu comme une infraction
autonome dans la majorité des systèmes juridiques, constitue une forme
perverse d’abus de droit. Il consiste en une utilisation répétée, détournée et
politisée des procédures judiciaires dans le but non avoué de neutraliser un
adversaire. Cette pratique se manifeste par une série d’actes :
• la multiplication de plaintes infondées ou d’enquêtes préliminaires
sans base légale solide,
• les convocations récurrentes pour les mêmes faits, sans apport
d’éléments nouveaux,
• les mises en examen juridiquement fragiles mais politiquement
spectaculaires,
• et le recours systématique à des procédures dilatoires qui entravent
l’exercice normal d’une activité politique.
Loin d’être anodins, ces actes constituent des atteintes directes à plusieurs
principes fondamentaux de droit : la présomption d’innocence, le droit à un
procès équitable dans un délai raisonnable, la sécurité juridique, et surtout le
droit inaliénable de participer librement à la vie politique de son pays. L’article 7
de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, l’article 14 du Pacte
international relatif aux droits civils et politiques, ou encore les constitutions
nationales protègent expressément ces droits. Leur violation répétée, même sousdes formes procédurales apparemment légales, sape les fondements mêmes de la démocratie.


Une arme de disqualification silencieuse


Le harcèlement judiciaire ne se donne jamais pour ce qu’il est. Il avance masqué,
sous les atours de la légalité, dissimulant l’intention politique derrière une façade
procédurale. Il ne frappe pas nécessairement avec brutalité, mais avec
constance. Il épuise, il use, il discrédite. Les personnalités politiques visées sont
contraintes de passer plus de temps dans les couloirs des tribunaux que sur le
terrain. Elles sont dépeintes dans les médias comme des suspects perpétuels,
empêchées de se présenter à des échéances électorales par des arguties
juridiques. Le harcèlement judiciaire devient alors un mode de disqualification
silencieuse, une mort politique lente, administrée par la justice au nom du
pouvoir.

L’affaire Damana Pickass, dans ce cadre, n’est pas un simple contentieux
judiciaire. Elle s’inscrit dans une stratégie plus vaste de déstabilisation de
l’opposition politique. Le timing des poursuites, leur publicité, leur fragilité
juridique mais leur portée médiatique, tout indique une volonté de
décrédibilisation plus que de justice.

Quant à Tidiane Thiam, figure potentiellement « dangereuse » pour l’équilibre politique actuel, il risque de
devenir la cible de procédures opportunes, ressuscitant des dossiers anciens ou
montés de toutes pièces, dans l’unique but de freiner son ascension politique.

Le droit international comme rempart


Face à ces dérives, le droit international offre des ressources normatives
précieuses. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, la Charte
africaine sur la démocratie, les élections et la gouvernance, ou encore la
jurisprudence émergente de la Cour africaine des droits de l’homme et des
peuples constituent un corpus de normes qui condamne fermement
l’instrumentalisation de la justice à des fins politiques. L’article 10 de ladite Charte
interdit toute forme d’entrave à la participation politique, tandis que la
jurisprudence de la Cour de Banjul commence à établir une doctrine rigoureuse
contre les persécutions politiques camouflées en procédures judiciaires.
Ces instruments ne sont pas de simples déclarations de principes : ils offrent un
cadre pour contester, devant les instances régionales ou internationales, les abus
orchestrés au niveau national. Ils permettent aussi de mettre à nu, devant
l’opinion publique continentale et internationale, les manipulations du droit par les
détenteurs du pouvoir. Encore faut-il que les acteurs politiques, les juristes

engagés et les organisations de défense des droits humains s’en saisissent avec
lucidité et persévérance.


Le rôle crucial de la société civile


Mais le combat contre le harcèlement judiciaire ne peut être gagné sans
l’implication active de la société civile. Celle-ci doit assumer un rôle de vigie
démocratique, documentant, dénonçant et médiatisant chaque cas d’abus. Elle
doit également contribuer à la formation juridique des citoyens et des militants
politiques afin de renforcer leur résilience face aux manœuvres judiciaires
politisées. Les organisations de défense des droits de l’homme, les barreaux, les
journalistes d’investigation et les universitaires critiques doivent constituer un
front uni face à cette perversion de la justice. Il leur revient de créer une pression
constante, nationale et internationale, pour que cesse cette utilisation cynique
des tribunaux comme outils de persécution politique.

Une indépendance judiciaire à construire

Enfin, poser un diagnostic sur la justice instrumentalisée impose de réfléchir aux
conditions structurelles de son indépendance. Il ne suffit pas d’affirmer
l’autonomie du pouvoir judiciaire dans les textes : encore faut-il l’ancrer dans les
faits. Cela passe par une réforme en profondeur des procédures de nomination et
de révocation des magistrats, par la garantie de leur sécurité matérielle et
statutaire, par la protection contre les pressions politiques, mais aussi par une
culture professionnelle fondée sur l’éthique et la responsabilité. Il s’agit de bâtir
une magistrature courageuse, consciente de sa mission, et capable de résister
aux injonctions du pouvoir exécutif comme aux tentations partisanes.
Car tant que la justice sera aux ordres, tant qu’elle se prêtera à la manipulation
politique, les élections resteront faussées, le débat public verrouillé, et les
institutions discréditées. Une démocratie sans justice indépendante n’est qu’un
théâtre d’ombres : elle mime les formes de la liberté tout en perpétuant les
logiques de domination.


©DR KOCK OBHUSU
Économiste – Ingénieur

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