Après le coup d’État du 11 septembre 1973, le Chili va être livré aux expérimentations d’économistes formés à l’ombre de Milton Friedman. Devenu le modèle du néolibéralisme, le pays en apprend aujourd’hui les limites.

Le coup d’État du 11 septembre 1973 ouvre pour le Chili une période de répression féroce et de politiques de réaction. Une des plus connues est sans doute celle qui concerne l’économie. Le pays va basculer en quelques années pour devenir un véritable « laboratoire » du néolibéralisme moderne. C’est l’époque où l’économie du pays est confiée par les militaires à un groupe d’économistes formés une dizaine d’années auparavant à l’université de Chicago, les « Chicago Boys » (« les garçons de Chicago »).

La violente réponse qu’ont apportée les capitalistes chiliens et états-uniens à la politique du gouvernement d’Unité populaire de « transition légale vers le socialisme » a mis l’économie chilienne, fin 1973, dans un état catastrophique. L’inflation atteint 700 % par an et l’on manque de tout.

Le nouveau régime doit alors définir une nouvelle politique économique. Deux grands choix s’offrent à lui. Le premier est celui d’une politique « nationale développementaliste » basée sur une logique de « substitution des importations » qui positionne l’État en acteur clé, finançant une politique de développement industriel afin de réduire la dépendance aux biens étrangers.

C’est une politique dominante en Amérique latine depuis les années 1940. Elle a montré des succès certains au Mexique et, surtout, dans le Brésil de la dictature militaire. Mais elle montre aussi ses limites dans d’autres pays proches du Chili, notamment l’Argentine et l’Uruguay.

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Les « Chicago Boys ». © Illustration Simon Toupet / Mediapart

Dans sa monographie sur le Brésil (Brazil : Neoliberalism versus Democracy, Pluto, 2018), l’économiste Alfredo Saad-Filho explique que cette stratégie repose à la fois sur une logique de personnalisation du pouvoir autour d’un « leader » et sur un double objectif de « transformation économique » et de « conservatisme social ». Pour un régime qui, au Chili, se personnalise autour de Pinochet et qui développe un discours nationaliste et conservateur, ce choix peut sembler naturel, et il est d’ailleurs défendu par une grande partie de l’armée, notamment l’aviation.

L’autre choix est celui du néolibéralisme, fondé sur l’ouverture du pays aux marchés internationaux, sur des réformes libérales des institutions économiques et sur un État en appui au développement des marchés. À cette époque, c’est un choix très audacieux défendu par des économistes encore jugés radicaux. Mais, au Chili, il est défendu par un groupe d’économistes formé dans le cadre d’un programme d’échanges mis au point par les États-Unis à la fin des années 1950 entre l’université catholique de Santiago du Chili et l’université de Chicago.

Jetez-moi ces fous dehors et assurez-vous qu’ils ne reviennent jamais !

La réaction de l’ancien président Jorge Alessandri après avoir lu la proposition des Chicago Boys

Cette dernière est le centre du mouvement néolibéral, autour d’une figure majeure, Milton Friedman, qui, depuis trente ans, lance offensive sur offensive contre le keynésianisme dominant. Au Chili, les Chicago Boys copient leur maître : ils diabolisent l’inflation que la stratégie développementaliste peine à maîtriser et qu’ils se font fort, avec une vision monétariste, de dompter. Mais avant cela, il faut en passer par une « thérapie de choc », la libéralisation complète des prix.

Pour bien prendre conscience de l’aspect novateur de cette stratégie, on peut se reporter à une anecdote racontée dans un livre récent de l’économiste Sebastian Edwards qui raconte l’histoire du néolibéralisme chilien (The Chile Project : the Story of the Chicago Boys and the Downfall of Neoliberalism, Princeton UP, 2023). En 1970, les Chicago Boys proposent un programme économique au candidat conservateur Jorge Alessandri. Ce dernier, qui est aussi un grand capitaliste local, s’exclame, après les avoir entendus : « Jetez-moi ces fous dehors et assurez-vous qu’ils ne reviennent jamais ! »

Mais, durant la présidence Allende, les néolibéraux chiliens préparent un programme de réformes pour « réparer » l’économie du pays. Un petit livre dense, surnommé El Ladrillo (« La Brique »), dessine les réformes à venir. Ils sont donc prêts et ont obtenu le soutien de la marine chilienne.

Cette préparation, leur influence dans la marine et leurs promesses anti-inflationnistes placent les Chicago Boys au cœur du gouvernement militaire dès le début. Le 14 septembre 1973, le plus connu d’entre eux, Sergio de Castro, est nommé conseiller spécial du nouveau ministre de l’économie de la junte, le général Rodolfo González.

Pendant deux ans va se jouer une lutte d’influence majeure au sein du gouvernement militaire entre ces deux options. Mais Sergio de Castro et les siens vont emporter la mise en jouant plusieurs atouts. D’abord parce que le modèle keynésien mondial s’enfonce dans une crise majeure qui rend les projets néolibéraux plus intéressants pour les gouvernements. La bascule intellectuelle s’accélère et l’apparition au niveau mondial d’une forte inflation généralisée donne plus de crédibilité à des figures intellectuelles du mouvement.

La « thérapie de choc »

Le 21 mars 1975, les Chicago Boys réalisent un coup de maître. Ils font venir à Santiago le père du monétarisme lui-même, Milton Friedman. Alors que l’inflation atteint encore 350 %, l’économiste s’entretient avec Pinochet et défend devant lui le traitement de choc contre l’inflation et la libéralisation générale de l’économie pour obtenir la « prospérité ». Celui qui obtiendra l’année suivante le prix de la Banque de Suède en hommage à Alfred Nobel, preuve de cette « bascule » dont on a parlé, intervient quelques jours plus tard devant des patrons chiliens plutôt sceptiques, voire hostiles. Mais le choix de Pinochet est fait.

Sebastian Edwards affirme que « la visite de Friedman marque un point de bascule dans l’histoire économique du Chili »« Jusqu’ici, ajoute-t-il, Pinochet n’avait pas décidé s’il soutenait ou non la vision des Chicago Boys ou le modèle de capitalisme d’État », mais « Friedman a été si passionné et a si bien argumenté dans ses discussions avec Pinochet que celui-ci en est ressorti convaincu que la meilleure stratégie passait par un choc budgétaire et des réformes en faveur des marchés. »

La bascule est rapide. Le 12 avril, le gouvernement chilien annonce un « plan de relance économique » qui est une application de la « thérapie de choc ». Les Chicago Boys prennent alors les commandes de l’économie chilienne. Sergio de Castro devient ministre de l’économie douze jours plus tard, puis ministre des finances en 1976. La Banque centrale est occupée par Alvaro Bardón, et le ministère de l’économie par Pablo Baraona, deux diplômés de l’université de Chicago et disciples de Milton Friedman. Le rouleau compresseur néolibéral peut s’élancer.

Les prix sont libéralisés, tout comme les taux d’intérêt, les tarifs douaniers abaissés à 10 %, les dépenses publiques coupées de 15 % et les impôts réduits. On privatise à tour de bras : de 571 entreprises publiques en 1975, on passe à 24 en 1983. En conséquence, le chômage s’envole à 22 % en 1975, soit quatre fois plus qu’en 1973. Certes, l’inflation recule, mais très modérément. Elle reste en 1978 autour de 40 % par an. Milton Friedman avait promis que les effets négatifs du choc seraient rapidement effacés. Il n’en est rien, mais Pinochet soutient l’expérience coûte que coûte. En 1978, il se débarrasse ainsi du dernier îlot de résistance « développementaliste » au sein de la junte, le général Gustavo Leigh.

La politique néolibérale de Pinochet s’accélère donc. En 1979, il lance les « sept modernisations », dont l’objectif n’est plus seulement de libéraliser l’économie, mais de créer une société marchandisée. Le droit du travail est libéralisé, l’éducation privée est favorisée par un système de « bons » permettant aux familles de mettre les écoles en concurrence, une réforme des retraites instaure un système par capitalisation géré par des compagnies privées et concurrentielles.

Tout cela est couronné par la Constitution de 1980 qui, dans l’esprit néolibéral, entend « dépolitiser » la question économique en la gravant dans le marbre constitutionnel. Le « principe de subsidiarité » donne ainsi la priorité au secteur privé sur l’État pour organiser les activités économiques et sociales. Les lois sur l’éducation, la fiscalité ou les politiques sociales (strictement limitées aux plus pauvres) doivent obtenir des « supermajorités » de 66 %.

Le laboratoire du néolibéralisme

Dès la fin des années 1970, cette victoire politique donne naissance au mythe du « miracle économique chilien ». Alors que l’Occident retombe dans une deuxième crise pétrolière inflationniste, le Chili prétend avoir atteint d’excellents résultats. Le déficit budgétaire est comblé et la croissance atteint des records (8,5 % en 1978), principalement tirée par les exportations et par l’explosion de la dette extérieure en devises. Mais on n’est pas si regardant alors sur ce dernier point, et les économistes keynésiens peinent de toute façon à présenter des solutions à la crise du capitalisme occidental.

C’est alors que le Chili prend le statut de « laboratoire néolibéral ». Le voyage à Santiago devient un passage obligé pour les économistes de ce courant. On y croise Friedrich Hayek, Gary Becker ou encore Robert Lucas, tous trois bénéficiaires du fameux « prix Nobel » qui aura tant d’importance pour valider le néolibéralisme. En 1981, la réunion annuelle mondiale de la fameuse Société du Mont-Pèlerin, cœur du réacteur néolibéral, se tient à Santiago. Et c’est l’occasion pour Milton Friedman de revenir au Chili.

Cette attirance tranche avec l’ostracisme officiel dont fait l’objet le régime dans le concert des nations à la fin des années 1970. Mais bientôt, la raison des économistes va l’emporter. L’exemple chilien va devenir un argument pour justifier et soutenir les contre-révolutions de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan en 1979 et 1980.

Personnellement, je préfère un dictateur libéral plutôt qu’un gouvernement démocratique manquant de libéralisme.

Friedrich Hayek

En dépit des efforts, depuis 1990, des Chicago Boys pour convaincre qu’ils ignoraient tout de l’aspect répressif et sanguinaire du régime Pinochet, il est clair que le laboratoire chilien n’a été possible que par la dictature. Lorsque l’on connaît le niveau de conflictualité sociale du pays avant 1973, il semble évident que des réformes si rudes et si violentes n’ont pu être imposées qu’en les associant à un régime autoritaire ultraviolent, où la réponse démocratique était impossible.

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© Princeton UP

C’est à ce prix que le néolibéralisme est devenu acceptable pour les démocraties occidentales. La « preuve » chilienne permettait de dompter l’électorat et de lui faire attendre l’effet des réformes. Ensuite, il était aisé de verrouiller ces réformes par des mesures « bipartisanes » ou « constitutionnelles », suivant là encore le modèle chilien. Certes, Milton Friedman pouvait bien faire quelques remontrances à Pinochet en lui disant que « la liberté ne se divise pas », il n’hésitait pas, si besoin, à se prévaloir du Chili militarisé pour revendiquer le succès de ses théories.

Quant à Friedrich Hayek, son adhésion était sans doute encore plus profonde. Depuis longtemps, il avait fait son choix entre la démocratie et la « liberté économique », donnant la priorité à cette dernière. En 1977, lors de son premier voyage, il avait disserté avec Pinochet sur les besoins d’une « démocratie limitée », empêchant la remise en cause des marchés. La leçon sera retenue pour la Constitution de 1980.

En fait, pour Hayek, le cas chilien était exemplaire : la suspension de la démocratie permettait d’éviter le socialisme et de rétablir la liberté par les marchés. Elle était par conséquent plus que justifiée. D’où sa fameuse phrase de 1981 à Santiago : « Personnellement, je préfère un dictateur libéral plutôt qu’un gouvernement démocratique manquant de libéralisme. » Bien sûr, il prenait la précaution de préciser que la dictature devait être temporaire. Mais ce « temporaire », qui, au Chili, a duré dix-sept longues années et brisé des centaines de milliers de vies, devait s’assurer que la future démocratie fût bien « limitée ».

Le laboratoire chilien montre donc bien le caractère profondément autoritaire du néolibéralisme. Dans la perspective où il s’agit avant tout de reprendre et d’assurer l’accumulation du capital par l’action d’un État au service des marchés, mais dans un contexte où cette accumulation est de plus en plus difficile, le néolibéralisme se devait de commencer par un exemple. Le Chili, qui avait prétendu ouvrir la « voie pacifique vers le socialisme », était sa proie parfaite.

La victoire de la « démocratie limitée »

Le néolibéralisme chilien a pourtant connu des crises, mais, protégé par les armes, il a su s’imposer même à la démocratie. Grisés par leurs propres discours, les Chicago Boys commettent en juin 1979 une grave faute. Négligeant cette fois les conseils de Friedman, ils décident d’arrimer le peso au dollar à un taux de change fixe. C’est une erreur classique des conservateurs obsédés par le mythe de l’étalon-or. En 1925, Winston Churchill avait commis la même faute en rétablissant la parité de 1914 de la livre avec l’or. Pour le Chili, la surévaluation de la monnaie va faire plonger les exportations, creuser le déficit courant et peser sur le secteur bancaire, endetté en dollars.

Sergio de Castro et les siens sont persuadés que la « stabilité » offerte par le taux fixe va attirer les investissements et accélérer la croissance. Ils s’appuient là sur une vision de la monnaie comme simple « voile » cachant la vérité des marchés. Lorsque la monnaie est stable, cette vérité est donc mécaniquement dévoilée. Milton Friedman ne partage pas cette vision, mais c’est le cas de beaucoup de néolibéraux.

Reste qu’en 1982, la crise éclate. La confiance s’effondre alors que le dollar se renforce après le « choc Volcker », la très forte hausse du taux d’intérêt par la Fed. Le Chili se retrouve face à une crise de balance des paiements : son économie ne peut plus se financer. Le peso doit être fortement dévalué, le chômage repasse à 25 % et le secteur bancaire doit être sauvé par l’État. Même les tarifs douaniers sont remontés. Sergio de Castro est remercié et il faut en appeler au Fonds monétaire international (FMI).

Un temps, on pense que Pinochet va renoncer à sa politique néolibérale. Mais il est trop tard, la vague a touché l’Occident et les classes dirigeantes sont désormais ralliées au néolibéralisme, qui les favorise fortement. Une nouvelle génération d’économistes néolibéraux arrivent aux commandes, menée par un Chilien d’origine suisse, Hernán Büchi, qui devient ministre des finances en février 1985.

Pinochet a perdu la bataille électorale, mais les Chicago Boys ont gagné la guerre des idées.

Sebastian Edwards, économiste

Tout en maintenant une gestion prudente du taux de change, ils accélèrent la marchandisation de la société chilienne entamée avant la crise de 1982, notamment au niveau universitaire, et par un nouveau tour de privatisations. L’indépendance de la Banque centrale est désormais ancrée dans la loi.

Mais l’idée principale est de placer rapidement le Chili dans la nouvelle division internationale du travail. Les entreprises occidentales cherchent des points de chute pour produire moins cher, et cette mondialisation s’accompagne d’une demande croissante de matières premières, en particulier le cuivre chilien. Dans un contexte de baisse du dollar, la croissance chilienne en profite pleinement.

De sorte que, lorsqu’en 1990 une élection démocratique porte Patricio Aylwin, le candidat de la Concertación, la coalition de centre-gauche, au pouvoir, nul ne songe à remettre en cause les politiques économiques du régime militaire. « Pinochet a perdu la bataille électorale, mais les Chicago Boys ont gagné la guerre des idées », résume Sebastian Edwards. Au point que le premier ministre des finances démocratique, Alejandro Fowley, auteur en 1982 d’un livre très critique sur la politique économique de Pinochet, décide de conserver la politique pro-marchés de ce dernier une fois en poste.

Le coefficient de Gini en 2017 dans les pays de l’OCDE © OCDE

Le phénomène n’est pourtant pas qu’un succès « d’idées ». En fait, plusieurs éléments expliquent que le pays a atteint un point de non-retour au début des années 1990. D’abord, le contexte international et intellectuel, alors que le bloc soviétique s’effondre et que l’heure est aux thérapies de choc en Europe de l’Est et en Russie. Difficile de prétendre alors faire « marche arrière » dans ces conditions.

D’autant que les chiffres économiques sont très bons pour le Chili, qui a connu en sept ans une hausse de 33 % de son PIB. Et même si l’inflation persiste à 27 %, le chômage est repassé sous les 8 % et l’État affiche un excédent budgétaire. Le creusement des inégalités ne justifie pas davantage, du point de vue des nouveaux dirigeants, une politique ciblée sur les plus pauvres.

De plus, on l’a vu, le cadre constitutionnel est rigide et réduit toute marge de manœuvre, alors que les militaires continuent à veiller. Enfin, la marchandisation de la société a porté ses fruits et est devenue le quotidien des Chiliens, qui en font un synonyme de modernité.

PIB par habitant dans différents pays d’Amérique latine © Banque mondiale

C’est là la victoire posthume de Pinochet. Le rêve de Hayek d’une « démocratie limitée » ne remettant plus en cause la domination marchande semble s’être réalisé entre le désert d’Atacama et la Terre de Feu. Il s’est formé un consensus politique autour du néolibéralisme, avec quelques nuances, mais ne revenant pas sur le travail des Chicago Boys. La réforme de la Constitution de 2005 n’y changera rien, l’ancrage néolibéral étant désormais trop fort, encouragé, du reste, par des statistiques flatteuses pour le Chili, qui devient le pays le plus riche d’Amérique latine et un modèle de développement, au point de rejoindre en 2010 l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le club des pays développés.

Les gouvernements de centre-gauche des années 1990 et 2000 vont ainsi, au fil des ans, aller encore plus loin dans les réformes néolibérales. Sebastian Edwards explique que les trois grandes revendications du mouvement populaire de 2019 – la fin du système de prêts aux étudiants, de la gestion privatisée des routes et la critique du libre-échange – visaient plus les politiques des gouvernements démocratiques que celles du régime militaire.

La crise du néolibéralisme chilien

Mais les rêves ne durent qu’un temps. Le néolibéralisme chilien peut toujours aligner ses excellentes statistiques comme preuves de son succès, il est, lui aussi, entré en crise. Le premier élément de la crise est économique. La fin de la bulle des matières premières touche le Chili comme le reste des économies latino-américaines. Le cuivre demeure le moteur de l’économie chilienne, malgré sa diversification. À partir de 2014, le rythme de la croissance ralentit nettement. Entre 2007 et 2013, la croissance du PIB chilien en volume a été de 31,5 %. Mais sur la période 2013-2019, cette croissance n’a été que de 12,5  %, soit 2,5 fois moins. La martingale est donc émoussée et les possibilités de redistribution épuisées.

Le deuxième élément clé est l’illusion des chiffres. Les statistiques dont se sont targués les gouvernements chiliens pour justifier le néolibéralisme ne représente qu’une partie de la réalité, pas l’intégralité. Le Chili est même la preuve de ce fait nié par les apologistes du néolibéralisme qui revendiquent la forte baisse de la pauvreté sous leur régime.

Les choses sont plus complexes. Certes, la part de Chiliens ayant un revenu inférieur à 5,50 dollars par jour est passée de 52 % en 1987 à moins de 7 % en 2017. Mais en parallèle, ces mêmes Chiliens ont dû, avec leurs 5,50 dollars, acheter bien plus de biens et de services qu’auparavant parce que la société s’est fortement marchandisée. En définitive, ces 5,50 dollars n’assurent pas un niveau de vie effectif satisfaisant, d’autant que cette même marchandisation provoque la naissance de nouveaux besoins, inexistants en 1987.

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Le PIB en volume du Chili depuis 1970. © FRED Réserve fédérale de Saint-Louis

Toute la réalité vécue n’est pas contenue dans des statistiques. Certaines organisations l’ont d’ailleurs compris. Dès 1998, l’UNDP, le programme de développement des Nations unies, mettait en garde contre le « mal-être » (« malestar ») de la population chilienne. Cette interprétation mettait notamment en avant le manque de « sécurité humaine » d’un système où tout est soumis à des choix individuels et à la concurrence. Sebastian Edwards souligne combien toute la classe politique chilienne a, alors, rejeté avec dédain cette vision « partisane ». Mais cette réalité a fini par la rattraper.

D’autant que si le Chili a légèrement réduit les inégalités depuis vingt ans, elles restent, à un niveau absolu, très élevées. Le pays est ainsi le troisième pays le plus inégalitaire de l’OCDE, après l’Afrique du Sud et le Costa Rica. La concentration de la richesse est immense. Les 1 % les plus riches en 2020, selon la base de données des inégalités (WID), détenaient au Chili 47,8 % de la richesse totale du pays, soit le niveau le plus élevé de la région, au-dessus même du Brésil, pourtant considéré comme un des pays les plus inégalitaires du monde.

Mais là encore, au-delà des simples indicateurs monétaires, les inégalités au sein de la société sont restées fortes et ont été protégées par le néolibéralisme en termes d’accès à l’éducation, à la santé, aux services publics. Lorsqu’on regarde ces critères qualitatifs, le Chili fait encore pâle figure. « Le Chili a continué à être un pays où une petite élite, constituée principalement d’hommes qui ont été éduqués dans une poignées d’universités, contrôle le pouvoir politique et économique », résume Sebastian Edwards. Or, lorsqu’on prétend porter une promesse de développement, ce type de situation devient rapidement intenable pour une grande partie de la population.

Progressivement, donc, une opposition s’est formée contre ce système néolibéral verrouillé. Cela a commencé en 2005, lorsque les premiers départs à la retraite dans le cadre de la réforme de 1980 ont conduit à d’amères déceptions : les taux de remplacement étaient faibles, alors même que les frais de gestion étaient élevés. Il a fallu bricoler un nouveau système, en introduisant de la solidarité et de la répartition.

La contestation s’est ensuite étendue, dès 2006, aux étudiants, victime d’un système universitaire injuste et coûteux. Puis elle a gagné les Mapuches, ce peuple indigène si maltraité dans l’histoire chilienne et dont les terres sont désormais livrées sans protection aux intérêts privés.

En 2019, alors que le néolibéralisme ne peut plus tenir ses promesses, même économiques, la contestation débouche sur un soulèvement qui va changer profondément l’histoire contemporaine du Chili et déboucher sur l’élection, en 2022, de Gabriel Boric, candidat de gauche à la présidence. Mais le Chili reste un pays construit par le néolibéralisme des Chicago Boys. La « gauche Boric » est loin d’être celle d’Allende et sa marge de manœuvre demeure limitée, comme l’a prouvé le rejet massif du projet de Constitution fin 2022.

L’histoire du « laboratoire chilien » montre à la fois la force du rouleau compresseur institutionnel et intellectuel qu’a représenté le néolibéralisme et ses limites concrètes. En 2019, certains slogans proclamaient : « Le néolibéralisme est né ici, il périra ici. » Les choses ne sont peut-être pas si simples, mais une chose est certaine : le néolibéralisme chilien n’échappera pas à la crise globale d’un système qu’il a contribué à faire émerger.

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