A Abidjan, Lagos ou Lomé, les principaux actifs économiques sont confrontés à l’érosion et à la montée des eaux. Des coûts faramineux pour ces villes en développement.
« C’est un combat et, à la fin, on sait qui sera le gagnant », lâche Jérémie Koffi N’Guessan, alors qu’un orage colossal s’abat, à la mi-journée, sur son restaurant d’Abidjan. Le toit fuit et, par la fenêtre, on ne peut presque plus distinguer les tombereaux de pluie des vagues rageuses qui viennent s’écraser juste au-dessus des fondations.
M. N’Guessan est depuis quinze ans le gérant du Petit Bateau, une cantine réputée située le long d’un chemin de terre – ou plutôt de boue, ce jour-là – dans le quartier de Vridi. Aujourd’hui, la volée de tables en bois surplombe presque directement les flots. « Avant, poursuit-il, le restaurant était situé à au moins 20 mètres de la mer, il y avait des cocotiers, une plage… Mais, avec les années, la mer avance. »
« La mer avance, répète-t-il, et nous, on recule, on a déjà reconstruit trois fois. Certaines années, c’est calme, mais d’autres, la mer casse les cloisons, les vagues arrosent la toiture. » Ces années-là, dit-il, le propriétaire est bon pour un chèque de « 15 millions de francs CFA » (22 800 euros) pour refaire le béton et protéger son établissement. Une coquette somme pour ce restaurant sans prétention qui réunit les familles le dimanche autour d’une langouste grillée, sa spécialité. Mais sans commune mesure avec les montants en jeu pour les infrastructures qui l’entourent.
Des villes à très faible altitude
A quelques dizaines de mètres s’élèvent les énormes cuves grises et l’entrelacs de cheminées de la Société ivoirienne de raffinage, l’une des principales raffineries d’Afrique de l’Ouest. Vridi, une île et une zone industrielle cruciale pour le pays, compte aussi une centrale électrique, des usines de transformation de cacao ou d’huile de palme, sans compter de nombreux sites logistiques et entrepôts. A quelques kilomètres vers l’est, sur la même bande de terre plate qui s’étend face à l’océan, se trouve l’aéroport international Félix-Houphouët-Boigny.
La capitale économique ivoirienne est littéralement assise sur l’eau, composée d’îles et de presqu’îles séparées par des bras de lagune. Des ponts conduisent aux quartiers centraux, vers le « continent », un peu plus en hauteur, mais dont certains bâtiments affleurent encore juste au-dessus de l’eau saumâtre.
La ville, qui regroupe plus de 6 millions d’habitants, soit plus de 20 % de la population du pays, a conscience de sa vulnérabilité. « Aujourd’hui, les problèmes d’érosion côtière constituent une préoccupation majeure pour la Côte d’Ivoire, explique Abé Delfin Ochou, enseignant à l’université et coordinateur d’un programme de résilience au réchauffement climatique associant les autorités ivoiriennes et la Banque mondiale, le West Africa Coastal Areas Management (WACA). Depuis au moins deux décennies, la mer progresse à un rythme de 1 à 2 mètres, voire 3 mètres par an, et surtout avec des avancées spectaculaires où parfois, en une nuit, on peut avoir 10 mètres de terre engloutie ! »
Le poumon ivoirien n’est pas une exception. La majorité des capitales économiques d’Afrique de l’Ouest, et certaines du centre du continent, sont situées sur le littoral. Des ports dont l’activité est en forte croissance et qui ont pris une importance considérable dans le développement de leur pays, pour exporter les matières premières mais aussi importer des biens à destination du grandissant marché local ou des Etats enclavés.
Or, cette côte est extrêmement sensible aux altérations du climat, tout d’abord parce qu’elle se trouve à très faible altitude. Le cœur de Lagos, bouillonnante mégalopole nigériane de 20 millions d’habitants, est, lui aussi, installé sur un chapelet d’îles, au ras de l’eau.
Nouakchott, en Mauritanie, est même sous le niveau de la mer, seulement protégée par un cordon dunaire aujourd’hui menacé par des brèches. « Si l’une des brèches était amenée à rompre, environ un tiers de la capitale pourrait être submergé, touchant directement près de la moitié de sa population, soit environ 500 000 habitants », note Maria Sarraf, cheffe du département environnement, ressources naturelles et économie bleue pour l’Afrique de l’Ouest à la Banque mondiale.
Recul du trait de côte
En raison de cette topographie, ces villes sont très exposées à ce que les scientifiques appellent le « recul du trait de côte », soit le grignotage de la terre par la mer. Il résulte de l’action combinée de plusieurs facteurs, présents et à venir : érosion côtière naturelle, accélération de cette érosion en raison des activités humaines (ponction du sable pour la construction, installation d’infrastructures qui déséquilibrent le déplacement des sédiments), montée des eaux liée au réchauffement climatique…
Ce recul ne doit pas être uniquement vu comme lent et linéaire : il se produit aussi par à-coups, en raison d’événements climatiques extrêmes. Parfois, l’eau finit par se retirer, mais les dégâts sont là. En Guinée-Bissau, une bonne partie de la capitale, Bissau, sera inondée au moins une fois par an à partir de 2050, selon un scénario moyen, souligne Mme Sarraf. Pour les pays à très faibles revenus comme celui-ci (800 dollars de PIB par habitant, soit 732 euros, contre 43 600 dollars pour la France), « les pertes dues à l’érosion côtière pourraient atteindre des dizaines de pourcents du PIB et ce seront souvent les populations les plus pauvres qui en payeront le prix ».
Evaluation économique encore parcellaire
L’évaluation économique de la menace reste relativement parcellaire, beaucoup de villes manquant de moyens et de données. Dans un chapitre consacré à l’Afrique de son dernier rapport, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a cependant donné des estimations assez précises : dans douze villes côtières majeures du continent, les coûts liés à l’augmentation du niveau de la mer et aux événements climatiques extrêmes devraient totaliser 57 milliards de dollars entre 2020 et 2050 dans un scénario à environ + 1,5 °C, soit le plus optimiste.
A Abidjan, parmi les métropoles les plus affectées, la facture atteint 16 milliards de dollars. La menace n’est pas limitée à l’Afrique de l’Ouest : Alexandrie, à la jonction de la Méditerranée et du delta du Nil, cumulera près de 33 milliards de dollars de dommages.
A quoi correspondent ces coûts ? Ils touchent à la fois à des éléments tangibles, comme la pure perte de lopins de terre, et à d’autres plus théoriques, comme la diminution de l’activité économique sur ces mêmes parcelles ou dans un secteur en général. Au Sénégal, l’érosion à elle seule a fait perdre à Dakar quelque 537 millions de dollars en 2017, selon une étude du programme WACA : effacement de terrains immobiliers, dont le coût est très élevé sur cette péninsule par rapport au reste du pays ; perte d’actifs ou encore chute de la production, notamment agricole. Soit, alors, l’équivalent de 3,3 % du PIB sénégalais.
En Côte d’Ivoire, on mesure déjà comment cette érosion peut bouleverser le secteur du tourisme, souvent crucial en matière d’emplois mais aussi d’entrées de devises. Tout près d’Abidjan, la cité balnéaire de Grand-Bassam est célèbre pour son ambiance détendue et ses bâtiments classés au Patrimoine mondial de l’Unesco. Là aussi, la mer « est venue de très loin », témoigne Louise Martin Kaoucou, arrivée il y a quatorze ans comme serveuse à l’Etoile du Sud, un hôtel désormais situé juste devant les eaux.
En 2011, un raz-de-marée a détruit plusieurs établissements voisins. En ce jour de saison des pluies, à marée haute, la plage n’est plus qu’une fine bande de sable qui plonge abruptement dans l’océan. Un drapeau rouge interdit la baignade en raison des forts courants. Quelques jours plus tôt, la houle est venue s’introduire jusque dans l’élégante piscine entourée de cocotiers. « Il faut tout le temps nettoyer. On avait placé une clôture, tout est parti », poursuit la maîtresse d’hôtel. Une question de coûts mais aussi d’image pour cet établissement « connu ».
A quelques mètres de là, le « grand projet » de Désiré Marius Tohou a fait long feu. Avec son association, l’Association des jeunes plagistes pour l’assainissement du littoral, il ambitionnait de construire sur ce tronçon des équipements sportifs et ludiques, Les Grands Jeux du littoral. « Nous souhaitions valoriser la plage, la rendre plus attractive, que les gens ne puissent pas seulement se baigner mais aussi se distraire. (…) Mais on n’a plus d’espace pour réaliser ces projets », déplore cet homme de 40 ans qui s’est reconverti dans la collecte de déchets. « Il n’y a pas réellement d’opportunités économiques ici parce que tout est concentré sur le tourisme. »
Solutions onéreuses
Des solutions existent pour protéger, du moins partiellement, villes et infrastructures. Au Togo et au Bénin, le programme WACA travaille notamment à ériger le long du rivage des épis, qui permettent de ralentir l’érosion. Mais chacune de ces longues digues de rochers ne coûte pas moins de 1 milliard de francs CFA, soit 1,5 million d’euros. De même, « les ports, les quais doivent être plus hauts », là encore pour un coût additionnel, note Marcus Mayr, expert en urbanisme au sein de la Banque africaine de développement (BAD).
« Si nous finançons un port, disons pour 100 millions de dollars, cela va coûter peut-être 110 millions de dollars pour le rendre résilient. Il y aura 10 millions à payer en plus », poursuit-il à titre d’exemple, soulignant que la BAD propose, comme d’autres institutions de développement, des subventions ou des prêts à faible taux pour ces surcharges.
Car ce surcoût lié à l’adaptation est un sérieux écueil. D’un côté, le secteur privé rechigne à prendre en charge ces montants qui altèrent la rentabilité des projets. « Ils estiment que c’est peut-être l’Etat qui doit le faire. Or, l’Etat a peu de moyens et doit se faire accompagner », soupèse M. Ochou. De l’autre, les gouvernements, même lorsqu’ils sont conscients du problème, peinent à mobiliser en priorité ces sommes gigantesques, dans une région aux prises avec de multiples urgences, comme l’emploi de la jeunesse, la santé, parfois la menace terroriste.
Les institutions multilatérales ? Malgré l’affichage proclimat et la multiplication des instruments de financement en ce sens, elles vont aussi devoir opérer des choix. « Nous devons comprendre que nous ne pouvons pas protéger tout le littoral africain avec des infrastructures, pointe Mme Sarraf, de la Banque mondiale. Nous devons accepter que des zones seront perdues du fait de l’érosion et de l’élévation du niveau de la mer. »
Marion Douet