En Côte d’Ivoire, la candidature controversée du président Alassane Ouattara à un quatrième mandat et l’exclusion des principaux opposants alimentent les tensions à l’approche de l’élection présidentielle d’octobre. A trois mois du scrutin, le pouvoir et l’opposition peuvent encore agir pour ne pas répéter les erreurs du passé.
Que se passe-t-il ? La Côte d’Ivoire organise une élection présidentielle en octobre 2025. Si aucune violence n’a encore été signalée, la candidature controversée du président Alassane Ouattara à un quatrième mandat, l’exclusion des principaux opposants et un cadre électoral non consensuel suscitent des craintes quant au bon déroulement du vote.
En quoi est-ce significatif ? La course à la présidence demeure une fragilité de la Côte d’Ivoire où, depuis 1995, aucun scrutin présidentiel n’a donné lieu à une alternance pacifique. Plusieurs Etats du Sahel, alignés sur la Russie, pourraient souhaiter voir ce pays, l’un des derniers de la région à afficher une proximité avec la France et le bloc européen, changer d’alliance.
Comment agir ? Pour apaiser les tensions liées au scrutin, le gouvernement ivoirien devrait organiser, dans les plus brefs délais, un dialogue politique formel avec l’opposition, et les partis politiques dont le candidat a été exclu devraient résister à la tentation du boycott.
Synthèse
La Côte d’Ivoire organise une élection présidentielle en octobre 2025. La course à la magistrature suprême demeure une fragilité historique de la première économie francophone d’Afrique subsaharienne : depuis 1995, aucun scrutin présidentiel n’a donné lieu à une alternance pacifique. Comme lors de l’élection de 2020, durant laquelle des violences politiques ont fait 85 morts, la candidature controversée du président Alassane Ouattara à un quatrième mandat, l’exclusion d’opposants, un cadre électoral contesté et la résurgence du discours identitaire suscitent des inquiétudes quant au bon déroulement du vote. Le contexte géopolitique a aussi changé en cinq ans. Plusieurs Etats voisins du Sahel, désormais alignés sur Moscou, pourraient trouver un intérêt à voir la Côte d’Ivoire, l’un des derniers pays de la région proche de la France et du bloc européen, changer d’alliance. Pour apaiser les tensions liées à cette élection, le gouvernement ivoirien devrait organiser un dialogue politique formel avec l’opposition, et les partis dont le candidat a été exclu devraient résister à la tentation de la chaise vide.
Une nouvelle fois, la Côte d’Ivoire est confrontée à son paradoxe présidentiel, celui d’un pays économiquement puissant mais politiquement vulnérable, en particulier au moment de choisir son président. Depuis la crise post-électorale de 2010-2011 et l’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara, l’économie ivoirienne affiche une croissance soutenue, avec un taux moyen de 7 pour cent par an entre 2012 et 2023, et le pays a massivement investi dans ses infrastructures. Le gouvernement a aussi reformé avec succès son armée, longtemps divisée et secouée par des mutineries. Depuis fin 2021, celle-ci protège efficacement le pays des attaques des groupes jihadistes armés actifs au Sahel. Malgré ces avancées, le système politique ivoirien reste cependant fragile, en raison notamment d’une culture hyper-présidentielle du pouvoir, de l’incapacité de sa classe politique à trouver des compromis et d’un processus de réconciliation nationale largement inachevé. Cette fragilité politique resurgit à chaque scrutin présidentiel et pourrait, cette fois-ci encore, menacer la stabilité du pays.
L’absence de dialogue politique et les désaccords sur les conditions techniques et légales du vote installent … une tension peu rassurante entre le pouvoir et l’opposition.
De fait, le paysage pré-électoral est assez identique à celui qui prévalait à la veille de l’élection de 2020. Annoncée le 29 juillet, la candidature du président Ouattara, 83 ans, à un quatrième mandat pourrait soulever des protestations similaires à celles d’il y a cinq ans. L’exclusion des principaux leaders de l’opposition de la liste électorale – dont Laurent Gbagbo du Parti des peuples africains-Côte d’Ivoire, condamné par un tribunal ivoirien en 2018 pour des faits liés à la crise de 2010-2011, et Tidjane Thiam, à la tête du Parti démocratique de Côte d’Ivoire, pour une complexe affaire de double nationalité – risque de pousser leurs partisans à manifester leur frustration dans la rue. L’absence de dialogue politique et les désaccords sur les conditions techniques et légales du vote installent, en outre, une tension peu rassurante entre le pouvoir et l’opposition. Celle-ci a atteint un niveau inquiétant début avril quand les trois grands partis d’opposition ont quitté la Commission électorale indépendante (CEI). En mars, la Conférence des évêques catholiques de Côte d’Ivoire s’était dite préoccupée par le risque de troubles lors du scrutin.
De même qu’en 2020, le président Ouattara et son parti, le Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix, partent favoris de cette élection. Ils capitalisent sur un bon bilan économique et sécuritaire et l’absence de concurrents de poids, notamment Tidjane Thiam, considéré comme le principal adversaire avant sa radiation. De son côté, l’opposition a formé ces derniers mois plusieurs alliances, y compris un « front commun » entre Tidjane Thiam, Laurent Gbagbo et Guillaume Soro, ancien Premier ministre en exil, visant à obtenir leur réintégration sur la liste électorale. Mais l’opposition reste dispersée et semble incapable de présenter des candidats alternatifs à ceux qui sont actuellement exclus. Pendant ce temps, le débat public accorde davantage de place aux tensions entre adversaires qu’aux sujets cruciaux pour l’avenir du pays, tels que la faible représentation de la jeunesse (75 pour cent de la population du pays est âgée de moins de 35 ans), les carences des systèmes éducatif et sanitaire, ou l’incapacité de la justice à solder équitablement les crimes commis pendant la crise de 2010-2011.
L’élection d’octobre se tient, par ailleurs, dans un environnement géopolitique en pleine mutation. Abidjan entretient des relations de plus en plus tendues avec ses voisins sahéliens, désormais alliés à Moscou. Le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire sont à couteaux tirés depuis l’arrivée au pouvoir du capitaine Ibrahim Traoré en septembre 2022. Celui-ci a accusé Abidjan de chercher à déstabiliser son régime, tandis que les autorités ivoiriennes soupçonnent Ouagadougou de mener une vaste campagne de désinformation contre leur pays. Le contexte international est, lui, caractérisé par le relatif désengagement de plusieurs partenaires de longue date, notamment la France qui a retiré en février son armée du pays, au moment où la Russie renforce sa présence dans l’un des rares Etats francophones d’Afrique de l’Ouest où elle n’a pas encore effectué de percée. Certains Etats du Sahel se réjouiraient d’un rapprochement entre Abidjan et le Kremlin, tandis que Moscou, qui est déjà intervenu dans des processus électoraux en Europe et dans le Caucase, mais aussi en Afrique, pourrait être tenté d’influencer le résultat du scrutin ivoirien.
Sans mesures visant à réduire les tensions, cette élection risque de reproduire le scénario violent des précédents scrutins. Le camp au pouvoir porte une grande responsabilité à cet égard. En annonçant sa candidature à un quatrième mandat, le président Ouattara a pris le risque de susciter l’hostilité d’une partie de la population qui pourrait, comme en 2020, manifester violemment son désaccord. Sa candidature risque aussi d’apparaitre anachronique pour une partie de la jeunesse, déjà sous-représentée sur la scène politique ivoirienne, et d’accentuer son apparent désintérêt pour les élections.
Afin d’aller, comme l’a lui-même souhaité Alassane Ouattara dans son discours du 29 juillet, à une élection « apaisée » et « transparente », le gouvernement ivoirien devrait relancer, dès que possible, un dialogue formel avec l’opposition pour encourager les partis ayant quitté la CEI à réintégrer sa Commission centrale, et examiner la possibilité d’une révision de la liste électorale permettant à certains candidats radiés de se présenter. Si celle-ci n’est pas rouverte, les partis dont le candidat est disqualifié devraient remplacer ce dernier avant le 26 août, dernier jour du dépôt légal des candidatures, par un autre membre de leur formation et ne pas boycotter le vote. A trois mois de l’élection, la Côte d’Ivoire peut encore agir pour ne pas répéter les erreurs du passé.
I.Introduction
Prospère et stable depuis l’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara en 2011, la Côte d’Ivoire – la plus grande économie francophone d’Afrique subsaharienne – reste un pays politiquement fragile où la course à la magistrature suprême trouble, à échéances régulières, la paix civile. Depuis 1995, aucun scrutin présidentiel n’a donné lieu à une alternance pacifique. Election après élection, la Côte d’Ivoire reproduit des schémas identiques de crise politique, alimentés par des luttes personnelles de pouvoir, l’incapacité de la classe politique à dialoguer et à trouver des compromis sur les règles du jeu électoral, et la dangereuse instrumentalisation des questions liées à l’identité et à la nationalité.1
La fragilité du système politique ivoirien trouve, en grande partie, sa racine dans la manière dont le premier président du pays, Félix Houphouët-Boigny, a exercé le pouvoir. « Père fondateur de la nation », ce dernier a gouverné, de l’indépendance en 1960 à la veille de son décès fin 1993, à travers un régime de parti unique dont il était l’axe central. Ce système présidentialiste lui a survécu et a été très peu modernisé. Il donne à la fonction de chef de l’Etat une telle importance que ceux qui la convoitent sont prêts à tout, y compris à la violence, pour s’en emparer ou la conserver. Cela dit, Félix Houphouët-Boigny avait su, 33 ans durant, contenir les rivalités et les divisions en trouvant un savant équilibre entre la soixantaine de groupes ethniques qui composent le pays, tout en ouvrant celui-ci à l’immigration régionale et internationale.
Les successeurs de Félix Houphouët-Boigny, qui n’avait pas désigné de dauphin, n’ont pas réussi à préserver cet héritage. Dès après sa mort, une guerre de succession a éclaté entre Alassane Ouattara, son dernier Premier ministre, et Henri Konan Bédié, président de l’Assemblée nationale. Pour empêcher la candidature de son rival à la présidentielle de 1995, ce dernier s’est livré à d’intenses manœuvres, lesquelles ont fini par conduire les députés à modifier le code électoral pour y introduire une clause limitant l’éligibilité de tout candidat à la présidence à de stricts critères de nationalité et de résidence.2 Alassane Ouattara, qui vivait alors aux Etats-Unis et dont les détracteurs soutenaient que le père est d’origine burkinabè, ne répondait pas à ces exigences taillées sur mesure pour l’exclure.3 Sans grand rival après la décision du chef de l’opposition, Laurent Gbagbo, de boycotter le vote, Henri Konan Bédié a été largement élu à la tête du pays.
En plus de fausser le jeu électoral et de discréditer la démocratie dans un pays où le multipartisme n’était alors vieux que de cinq ans, cette exclusion a eu pour effet de monter les populations les unes contre les autres. Schématiquement, celles du nord du pays, d’où Alassane Ouattara est originaire, se sont senties exclues car non représentées lors du vote. Pendant ce temps, celles du sud et de l’ouest forestier ont commencé à mettre en doute « l’ivoirité » – concept modelé par des proches du président Bédié, qui entend établir une différence entre les « Ivoiriens de souche » et les « Ivoiriens de circonstance », tout en dénonçant la « présence étrangère » sur le sol national – de leurs compatriotes septentrionaux, souvent associés ou confondus avec les nombreux travailleurs immigrés des pays sahéliens voisins.
Fin 1999, le président Bédié a finalement été renversé par un coup d’Etat auquel ont participé plusieurs sous-officiers originaires du nord du pays. Après une courte et chaotique transition militaire, Laurent Gbagbo est devenu président en octobre 2000 à l’issue d’un scrutin violent et contesté, marqué par l’exclusion par le Conseil constitutionnel de quatorze candidats, dont Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié. Partisan de l’ivoirité, le président Gbagbo a eu largement recours à ce concept pour mobiliser ses soutiens (dont la majorité est originaire du sud et de l’ouest du pays) et renforcer son pouvoir, au risque de diviser encore un peu plus les Ivoiriens. Cette crainte s’est matérialisée en septembre 2002, lorsqu’une tentative de coup d’Etat a conduit à la division du pays en deux parties : l’une, au sud, administrée par le pouvoir central du président Gbagbo ; l’autre, au centre et au nord, tenue par la rébellion des Forces nouvelles, dont l’une des revendications était la pleine reconnaissance, comme ivoiriens, des citoyens originaires du nord.
Signé en 2007 sous l’égide du président burkinabè de l’époque, Blaise Compaoré, l’accord politique de Ouagadougou a permis de geler le conflit et d’instaurer un dialogue direct entre les belligérants.4 Il a par ailleurs octroyé aux rebelles le poste de Premier ministre – revenu à leur chef, Guillaume Soro – et balisé la tenue d’une élection présidentielle inclusive. Repoussé à plusieurs reprises, le premier tour du scrutin, auquel ont participé toutes les principales figures politiques du pays, a eu lieu en octobre 2010, suscitant l’enthousiasme d’une population avide de tourner la page de dix ans de crise. Mais les choses ont dégénéré au second tour. Donné perdant face à Alassane Ouattara par la Commission électorale indépendante (CEI) et la communauté internationale, Laurent Gbagbo a contesté sa défaite, conduisant les deux camps à s’affronter militairement à partir de janvier 2011.5 Après un assaut de ses adversaires – appuyés par les forces françaises et des Nations unies – contre la résidence présidentielle, Laurent Gbagbo a été arrêté à Abidjan en avril 2011.
Après six mois de violence et au moins 3 000 morts, Alassane Ouattara a été investi président en mai 2011 – un poste qu’il occupe toujours aujourd’hui.
Après six mois de violence et au moins 3 000 morts, Alassane Ouattara a été investi président en mai 2011 – un poste qu’il occupe toujours aujourd’hui. S’il jouit d’un bon bilan économique et sécuritaire, les efforts de son administration en matière de réconciliation ont été plus timides, et les graves événements de la crise post-électorale de 2010-2011 n’ont jamais été totalement soldés.6 Le président Ouattara a aussi tenté de déconcentrer le pouvoir présidentiel en créant, via une nouvelle constitution adoptée en 2016, la fonction de vice-président, mais celui-ci est nommé par le chef de l’Etat avec l’accord du parlement, qui lui est généralement acquis. L’exclusion de candidats s’est aussi poursuivie lors des deux scrutins présidentiels organisés sous sa présidence.7 En 2015, 23 candidats ont été exclus du vote et en 2020, le Conseil constitutionnel n’a retenu que quatre candidatures sur les 44 qui lui étaient soumises. Des violences ont enfin entouré la dernière présidentielle, qui s’est achevée sur un bilan total de 85 morts et 500 blessés dans des affrontements entre opposants et militants du parti au pouvoir.8
Ce rapport repose sur plusieurs dizaines d’entretiens avec des responsables politiques, des membres de la société civile, des diplomates, des universitaires et des représentants d’organisations internationales. Les entrevues ont été réalisées à Abidjan, la capitale économique ivoirienne, en janvier et février 2025. Ce rapport s’est par ailleurs nourri des échanges électroniques fructueux et réguliers que Crisis Group a eus avec des responsables politiques ivoiriens et plusieurs observateurs avisés de ce pays, ainsi que de conversations avec des diplomates à Bruxelles et à Dakar. Enfin, Crisis Group s’est appuyé sur la trentaine de textes relatifs à la crise ivoirienne publiés par l’organisation depuis 2002.
II.Comme un air de déjà vu
Le paysage pré-électoral de 2025 présente plusieurs similitudes avec celui de 2020, suscitant de nombreuses inquiétudes quant au bon déroulement du vote, prévu le 25 octobre prochain. Le 17 février, le journal d’opposition Générations Nouvelles résumait ainsi la situation politique : « Exclusion d’opposants, résurgence de discours violents, réformes électorales : présidentielle de 2025, les ingrédients d’une crise post-électorale présents. » Un mois plus tard, les membres de la Conférence épiscopale de Côte d’Ivoire faisaient aussi part de leur préoccupation dans une déclaration publique, expliquant que « la situation politique actuelle continue de susciter l’inquiétude des Ivoiriens, dont beaucoup perçoivent désormais la politique comme une arène dangereuse ».9 Le 7 juin, lors d’un meeting à Abidjan, l’ancien président Laurent Gbagbo avertissait ses adversaires au pouvoir : « Vous avez voulu la bagarre, on fera la bagarre ».10 Bien qu’aucune violence n’ait pour le moment éclaté, le niveau de tensions actuel indique que ces craintes, provenant de sources très différentes, ne sont pas infondées.
A.Alassane Ouattara, candidat à un quatrième mandat
Désigné le 21 juin par son parti, le Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), le président Ouattara, 83 ans, a annoncé, le 29 juillet, son intention de briguer un quatrième mandat présidentiel.11 Sa candidature n’est pas une surprise. Une large majorité des interlocuteurs rencontrés par Crisis Group, en janvier et février derniers, estimait ce scénario plus que probable. « Il ne peut pas ne pas l’être », expliquait l’un d’eux.12
La décision d’Alassane Ouattara présente plusieurs risques. Le premier est de susciter, comme ce fut le cas en 2020, un fort mécontentement populaire, susceptible d’être attisé par des réseaux sociaux manipulés par des adversaires intérieurs et extérieurs. Le président est, selon le Conseil constitutionnel, en droit de se représenter. Il a tenu à rappeler, dans son annonce de candidature, que la constitution « l’autorise à faire un autre mandat ». En 2020, ses opposants avaient invoqué l’article 55 de la constitution, stipulant que le président « n’est rééligible qu’une fois », pour contester sa participation au scrutin. Mais le Conseil constitutionnel avait estimé que l’adoption d’une nouvelle constitution en 2016, un an après la deuxième élection d’Alassane Ouattara, instituait une « Troisième République », remettant les compteurs à zéro et lui permettant de se représenter pour deux autres mandats en 2020 et 2025.
Avant la déclaration de candidature du président Ouattara, la question de la légalité d’un nouveau mandat n’était plus au centre du débat politique, comme elle l’était en 2020. Les partis d’opposition semblaient avoir accepté la décision du Conseil constitutionnel ou s’être résignés à l’idée que celui-ci ne ferait pas marche arrière.13 Mais l’annonce du chef de l’Etat a conduit l’opposition à tenter de rallumer la controverse. Tidjane Thiam, président du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), Guillaume Soro, ancien Premier ministre en exil, et Damana Pickass, vice-président du Parti des peuples africains-Côte d’Ivoire (PPA-CI), ont simultanément dénoncé une violation de la constitution.14
Cette quatrième candidature [du président Ouattara] risque … de sembler anachronique aux yeux de nombreux jeunes Ivoiriens qui observent leur région changer.
Cette quatrième candidature risque également de sembler anachronique aux yeux de nombreux jeunes Ivoiriens qui observent leur région changer. Ces mutations peuvent s’opérer de manière apaisée, à l’image du Sénégal, où le président Macky Sall a échoué à reporter l’élection présidentielle de 2024 face à l’intransigeance des institutions et de la société civile. Mais elles peuvent aussi emprunter des chemins beaucoup plus tortueux dans plusieurs pays où des dictatures militaires prospèrent sur la promesse d’un changement radical, qui reste à l’état de slogan mais qui exerce sur une partie de la population, notamment la plus jeune, un fort pouvoir d’attraction, les discours radicaux comblant, à bon compte, l’absence de perspective.15
Les raisons ayant poussé Alassane Ouattara à se présenter pour un nouveau mandat sont nettement plus nombreuses que celles qui auraient pu motiver son retrait de la vie politique. La première est l’absence de successeur désigné. En 2020, après avoir affirmé qu’il ne serait pas candidat à sa propre succession, le président Ouattara était revenu sur sa promesse à la suite du décès soudain d’Amadou Gon Coulibaly, le successeur qu’il avait publiquement adoubé.16 Cette fois, Alassane Ouattara n’a pas désigné de dauphin. Aucun grand cadre du RHDP ne semble lui convenir pour le rôle.17 Dans son discours du 29 juillet, il s’est présenté comme le garant et le meilleur protecteur d’une Côte d’Ivoire « prospère » et « en paix » dans un contexte marqué par l’expansion des groupes jihadistes en Afrique de l’Ouest et par les incertitudes économiques internationales. Il a soutenu que le « devoir peut parfois transcender la parole donnée de bonne foi » et mis en avant la nécessité de « l’expérience » pour faire face à ces défis.
Par son annonce, le président Ouattara a aussi répondu à l’appel de son parti, dont une grande majorité des caciques estiment qu’il est le ciment de leur formation et que, sans lui, sa cohésion serait menacée. Selon eux, le parti n’a pas de chef incontesté en dehors du président sortant. Ils craignent que la succession de ce dernier entraine une bataille entre plusieurs personnalités qui serait dommageable pour le parti, et souhaitent repousser cette échéance le plus tard possible.18 Le RHDP n’a d’ailleurs évoqué ni n’a fait la promotion d’aucun autre candidat que le président Ouattara.
Selon ses partisans, Alassane Ouattara a par ailleurs un bilan à défendre, en particulier sur les plans sécuritaire et économique. L’armée, « kaléidoscope » issu des dix années de partition du pays, a été réformée et unifiée avec succès.19 Les mutineries et les mouvements d’humeur qui l’agitaient de manière récurrente ont pris fin en 2018.20 De plus, après avoir conduit plusieurs attaques meurtrières en territoire ivoirien, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin, Jnim) – le principal groupe jihadiste actif au Sahel et affilié à al-Qaeda – n’a plus frappé le pays depuis fin 2021. Cette situation s’explique notamment par un meilleur fonctionnement de l’appareil de sécurité et la mise en place d’un vaste programme régional de développement économique.21
L’économie ivoirienne est … en forte croissance, avec un taux moyen d’environ 7 pour cent par an entre 2012 et 2023 et une prévision à 6,5 pour cent pour 2025.
L’économie ivoirienne est également en forte croissance, avec un taux moyen d’environ 7 pour cent par an entre 2012 et 2023 et une prévision à 6,5 pour cent pour 2025.22 En 2010, le produit national brut de la Côte d’Ivoire était égal à celui du Cameroun ; il est aujourd’hui équivalent à celui cumulé du Cameroun et du Sénégal. L’économie s’est, en outre, diversifiée. Elle est moins dépendante des revenus agricoles (la Côte d’Ivoire est le premier producteur mondial de cacao), désormais équilibrés par d’autres ressources, notamment celles provenant des secteurs minier et pétrolier.23
Cependant, ce bon bilan économique n’a pas gommé les fortes inégalités sociales qui caractérisent la société ivoirienne.24 Le secteur de l’éducation, par exemple, n’a pas profité de ce dynamisme. Sujets à de fréquents mouvements de grève, les établissements scolaires, dont le nombre a augmenté sous la présidence Ouattara, souffrent toujours d’un manque important d’enseignants.25 En moyenne, les Ivoiriens bénéficient de 4,9 années de scolarité, un chiffre à peine supérieur à la moyenne régionale de 4,5 années, alors que la Côte d’Ivoire contribue à 40 pour cent du produit intérieur brut de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA).26 Il existe aussi une forte disparité entre Abidjan et le reste du pays : 80 pour cent de l’activité économique relèverait de la capitale économique, qui abrite 22 pour cent de la population ivoirienne.27 Cela dit, même avec ces nuances, il est difficile de contester que la Côte d’Ivoire est parvenue à mettre fin au marasme dans lequel l’avait plongée la phase militaire de la crise.
B.Quatre figures de l’opposition exclues
L’élection de 2025 n’échappe pas à la règle de la disqualification de candidats qui a marqué les scrutins présidentiels de 1995, 2000, 2015 et 2020. Cette fois, quatre figures de l’opposition sont d’ores et déjà hors course et ne figurent pas sur la liste électorale définitive publiée le 4 juin 2025. Il s’agit de l’ancien président Laurent Gbagbo, leader du PPA-CI ; de Charles Blé Goudé, à la tête du Congrès panafricain des jeunes et des patriotes (Cojep) ; de Guillaume Soro, dont le parti, Générations et peuples solidaires (GPS), est interdit ; et de Tidjane Thiam, président du PDCI, la principale force d’opposition.
1.L’ombre de la crise post-électorale de 2010-2011
Laurent Gbagbo et son ancien ministre de la Jeunesse, Charles Blé Goudé, sont l’un et l’autre sous le coup d’une condamnation en Côte d’Ivoire pour des faits survenus pendant la crise post-électorale de 2010-2011, et qui les rend inéligibles.28 Arrêtés après la crise, inculpés par la Cour pénale internationale (CPI) pour crimes contre l’humanité, et placés en détention à La Haye, les deux hommes ont été définitivement acquittés par cette juridiction internationale en mars 2021.29 Le président Ouattara leur a ensuite permis de rentrer dans leur pays, respectivement en 2021 et en 2022.
Si Alassane Ouattara a également autorisé Laurent Gbagbo à bénéficier de son statut d’ancien chef d’Etat et des avantages qui y sont liés (logement, sécurité, salaire, personnel, etc.), il n’a jamais permis à son adversaire de reprendre pleinement sa place sur l’échiquier politique en l’amnistiant pour sa condamnation par un tribunal ivoirien en janvier 2018.30 Pour favoriser la réconciliation nationale, le président Ouattara avait pourtant signé, en août de la même année, une ordonnance accordant une amnistie à environ 800 personnes poursuivies ou condamnées pour des infractions en lien avec la crise de 2010-2011. Cette mesure incluait la libération de Simone Gbagbo, condamnée en 2015 à vingt ans de prison pour atteinte à la sûreté de l’Etat. L’amnistie, au terme de laquelle les condamnations sont effacées du casier judiciaire, avait permis à l’ancienne première dame de redevenir éligible.31
Le processus de réconciliation mis en place après les événements de 2010-2011 est resté inabouti et partial.
Malgré ce geste présidentiel, le processus de réconciliation mis en place après les événements de 2010-2011 est resté inabouti et partial. Selon de nombreux témoignages, des membres de l’ancienne rébellion des Forces nouvelles, proche du président Ouattara, ont, par exemple, participé à des faits similaires à ceux reprochés à Laurent Gbagbo, à savoir le braquage d’agences bancaires. Mais ils n’ont jamais été inquiétés par la justice, en dépit des soupçons qui pèsent sur eux.32
En exil, très vraisemblablement à Niamey, la capitale du Niger, l’ancien chef de cette rébellion, Guillaume Soro, a lui été condamné en 2021 par contumace à une peine de prison à vie pour atteinte à la sûreté de l’Etat. L’année précédente, ce dernier avait appelé publiquement l’armée à renverser Alassane Ouattara, avec lequel il avait pourtant été allié durant plusieurs années.33
La probabilité de voir lever ces trois condamnations avant le mois d’octobre pour permettre à ces personnalités politiques de se présenter à la présidentielle, comme elles en ont émis le souhait, est très mince.34 Cela nécessiterait en effet que l’Assemblée nationale vote une loi d’amnistie ou que le président Ouattara signe une ordonnance en ce sens, comme il l’a fait en 2018.35 Mais les mauvaises relations qui subsistent entre le président Ouattara et Laurent Gbagbo, entre le président et Charles Blé Goudé, et l’appel au putsch qui a disqualifié Guillaume Soro du jeu démocratique, rendent ces deux options improbables.36
2.Tidjane Thiam et le PDCI
La décision de justice qui interdit à Tidjane Thiam, 63 ans, de se présenter ne peut faire, quant à elle et selon la loi, l’objet d’un recours.37 Après avoir mené une brillante carrière dans la haute finance internationale, notamment à la tête du Credit Suisse (2015-2020), Tidjane Thiam est rentré dans son pays en août 2022, puis a pris les rênes du PDCI en décembre 2023, affichant son intention de se présenter à l’élection présidentielle d’octobre 2025.
Mais le 22 avril dernier, un tribunal ivoirien a ordonné sa radiation de la liste électorale provisoire, une sanction confirmée début juin avec la publication de la liste définitive. Cette décision a été prise en application de l’article 48 du code de la nationalité – très rarement utilisé – qui stipule que l’acquisition d’une autre nationalité entraine la perte de la nationalité ivoirienne.38 Né à Abidjan en juillet 1962, Tidjane Thiam a été naturalisé français en février 1987 et n’a renoncé officiellement à cette nationalité qu’en mars 2025. La juge a donc estimé qu’il ne pouvait pas figurer sur la liste électorale en cours, car il n’était plus ivoirien au moment de son inscription en décembre 2022. Pour être candidat, Tidjane Thiam aurait dû renoncer à sa nationalité française avant de s’enrôler, à cette date, sur la liste électorale.39 La seule option pour qu’il puisse finalement être candidat serait la réouverture de la liste électorale et sa réinscription, désormais légalement possible puisqu’il a renoncé à sa nationalité française.
La disqualification de Tidjane Thiam a tendu les relations entre le pouvoir et l’opposition. Le président du PDCI a affirmé que la loi qui l’a mis hors-jeu, votée en 1961, n’a jamais été appliquée en 64 ans (ce qui est difficile à vérifier sans éplucher plus de six décennies d’archives) et dénoncé une instrumentalisation de la justice par le pouvoir en place « pour éliminer » son « rival le plus sérieux ». Le RHDP a qualifié ces propos de « campagne d’intoxication » visant à ternir l’image du président et de son parti en les accusant, sans preuve, de manipuler la justice pour écarter ses adversaires.40 Depuis fin avril, le PDCI tente de mobiliser ses militants en organisant des manifestations. Si celles-ci sont restées pour le moment pacifiques, elles ont connu un succès mitigé, rassemblant plusieurs milliers de personnes tout au plus.41
Entre-temps, les choses ont pris une tournure répressive. Le 11 juillet, trois responsables de la jeunesse universitaire du PDCI ont été placés sous mandat de dépôt et inculpés de troubles à l’ordre public. Selon leur avocat, ils sont accusés d’avoir publié sur les réseaux sociaux une vidéo appelant les jeunes du parti et du pays à se mobiliser pour un rassemblement en mai. Le 2 juillet, un autre membre de la jeunesse du PDCI avait été arrêté. En juin, le président de la jeunesse rurale du parti avait connu un sort similaire pour d’autres motifs.42
Les derniers mois ont … montré les faiblesses actuelles du [Parti démocratique de Côte d’Ivoire, PDCI].
Les derniers mois ont aussi montré les faiblesses actuelles du PDCI. En désignant Tidjane Thiam, le 17 avril, comme son candidat à la présidentielle, le PDCI – héritier du parti unique fondé par Félix Houphouët-Boigny en 1946 – pensait pouvoir rajeunir sa direction afin de regagner, soit lors de cette élection soit lors de la prochaine, un pouvoir exécutif perdu en 1999.43 Mais la décision du tribunal d’Abidjan a mis au grand jour ses divisions internes. La justice est en effet intervenue sur la base d’une plainte en contentieux électoral (d’abord portée devant la CEI, qui l’a ensuite renvoyée devant le tribunal) déposée par plus d’une centaine de requérants, dont une majorité serait issue du PDCI.44
Absent du pays depuis le 13 mars pour des raisons personnelles, Tidjane Thiam doit également composer avec la candidature déclarée d’un autre membre de son parti, Jean-Louis Billon. Ancien ministre du Commerce sous Alassane Ouattara (2012-2017), élu à plusieurs reprises maire et député, cet homme d’affaires dispose d’une implantation locale qui semble faire défaut à Tidjane Thiam. Après la radiation de ce dernier de la liste électorale, Jean-Louis Billon a affirmé sa volonté de représenter le PDCI lors de l’élection d’octobre.45 Comme Tidjane Thiam, Jean-Louis Billon ne contrôle pas l’ensemble du parti et le délai qui le sépare de l’élection semble trop court pour lui permettre de l’unifier, dans le cas, peu probable, où le PDCI le désignerait finalement comme candidat à la place de Tidjane Thiam.
3.Une opposition divisée
La radiation de Tidjane Thiam a débouché sur la création, mi-juin, d’un « front commun » entre le PDCI et le PPA-CI, le parti de Laurent Gbagbo, en vue de faire pression sur les autorités pour obtenir leur réintégration sur la liste électorale. Fin juin, Guillaume Soro a apporté son soutien à cette initiative.46 Si l’alliance entre trois poids lourds de l’opposition lui donne mathématiquement plus de force, elle pose aussi la question de l’utilité de la Coalition pour l’alternance pacifique en Côte d’Ivoire (CAP-CI), une autre union d’opposants regroupant, depuis mars, 25 partis de différents horizons, dont le PDCI.47 Le PPA-CI ne fait pas partie de cette coalition, pas plus que Guillaume Soro. Parallèlement, Laurent Gbagbo a lancé le 15 juin une troisième alliance, le mouvement « Trop, c’est trop », qui entend dépasser la sphère politique pour s’ouvrir à la société civile.48 L’existence de plusieurs coalitions de l’opposition est une illustration de son niveau relativement élevé de division, y compris au sein même des partis.49
Pour le moment, la perspective d’un candidat unique de l’opposition reste donc très lointaine, d’autant que le trio formé par Tidjane Thiam, Laurent Gbagbo et Guillaume Soro n’a pas grand-chose en commun, hormis d’être absent de la liste électorale. Une candidature unique semble pourtant être le seul moyen dont dispose l’opposition pour espérer l’emporter face à un parti présidentiel en ordre de bataille et uni autour du président Ouattara.
Le chef de l’Etat jouera vraisemblablement sa réélection face à une opposition dont le principal ténor pour le moment autorisé à se présenter est l’ancienne première dame, Simone Ehivet Gbagbo. Figure historique de l’opposition, cette dernière ne dispose cependant pas de l’appui d’un grand parti pour la propulser vers la victoire, et ce, même si elle parvenait à forger une union avec le Front populaire ivoirien (FPI) de l’ancien Premier ministre Pascal Affi N’Guessan et avec le Cojep de Charles Blé Goudé, deux formations de taille relativement modeste.50 Créé en août 2022, le Mouvement des générations capables (MGC), le parti dont Simone Ehivet Gbagbo est la présidente, ne soutient pas la comparaison avec les énormes machines que sont le RHDP et le PDCI, tant par le nombre de ses adhérents que par son ancrage sur le territoire national.
III.Un système politique toujours fragile
Outre la question de l’exclusion de candidats, les préparatifs de l’élection présidentielle d’octobre ont mis en évidence la fragilité persistante du système politique ivoirien, marqué par la résurgence régulière de la rhétorique identitaire dans le débat public, l’emprise de la culture hyper-présidentielle et l’absence de dialogue constructif entre le pouvoir et l’opposition. A ces faiblesses s’ajoute un nouveau facteur : le désintérêt croissant de la population ivoirienne, désabusée par les crises passées et le non-renouvellement de la classe dirigeante, pour la chose politique. Ce dernier élément est à double tranchant. Si la dépolitisation apparente de la société ivoirienne, notamment de la jeunesse, peut rendre plus difficile la canalisation de sa colère par les structures politiques ou syndicales traditionnelles et prévenir ainsi l’organisation de manifestations de rue violentes, elle fait craindre une forte abstention qui pourrait peser sur la légitimité du futur président.
A.Nationalité et tout-puissants présidents
La radiation de Tidjane Thiam de la liste électorale a, une fois encore, remis la question de la nationalité et de l’identité dans le débat public. Cette problématique est centrale en Côte d’Ivoire, un pays carrefour dont la population est composée de 22 pour cent d’étrangers et où vivent des dizaines de milliers de citoyens binationaux. Sans avoir l’ampleur du débat délétère sur l’ivoirité des années 1990, la résurgence du discours identitaire, même minime comme c’est le cas aujourd’hui, est inquiétante. Avant même l’exclusion de Tidjane Thiam, ses origines ivoiriennes ont été questionnées. Un ministre du gouvernement a, par exemple, émis des doutes sur celles-ci, arguant du fait que son père est né au Sénégal.51 Plus généralement, des propos stigmatisant les étrangers ont été proférés durant des meetings électoraux. Le 1er mars, lors d’un discours public à Abidjan, Laurent Gbagbo a ainsi affirmé : « Certains étrangers fraudent pour obtenir la nationalité. Une fois la nationalité acquise, ils fraudent pour obtenir des terres, et après, ils fraudent pour construire de grands bâtiments ».52
La décision du tribunal qui a conduit à l’exclusion de Tidjane Thiam est complexe et risque d’être mal interprétée par une partie de l’opinion, qui pourrait en conclure que le président du PDCI – le propre petit-neveu de Félix Houphouët-Boigny – n’est pas ivoirien. La juge qui a statué sur la légalité de sa candidature ne dit pas cela, mais qu’il ne l’était plus juridiquement au moment de son inscription sur la liste électorale. Sentant sans doute la dangerosité de la question, le directeur des affaires civiles et pénales du ministère de la Justice et des Droits de l’homme a organisé une conférence de presse, le 28 avril, pour tenter d’éteindre la polémique, déclarant que Tidjane Thiam « est indiscutablement ivoirien, selon le code de la nationalité ivoirienne ».53
Empêché de se présenter, Tidjane Thiam a déclaré qu’il n’y aurait pas d’autre candidature du PDCI que la sienne.54 Là se trouve le dernier enseignement de cette affaire. La Côte d’Ivoire souffre d’une culture présidentielle qui se répercute au sein des partis politiques. Le cadre institutionnel ivoirien, héritage du système de parti unique, confère en effet au chef de l’Etat et à son entourage une part disproportionnée du pouvoir exécutif. Il en est de même au sein des formations politiques, dirigées par des individus tout-puissants qui, comme Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo, restent en place pendant des décennies, empêchant le renouvellement du paysage politique et freinant la représentation des jeunes dans les institutions. Sur les 225 députés de l’Assemblée nationale, un seul a ainsi moins de quarante ans, alors que 75 pour cent de la population ivoirienne est âgée de moins de 35 ans.55 De même, les hommes sont surreprésentés dans les grands partis politiques, ce qui se traduit par un faible pourcentage de femmes députées.56 Ces chefs de parti préfèrent souvent boycotter le scrutin, plutôt que de présenter un autre candidat, condamnant leur camp politique à la défaite.
B.Une inquiétante absence de dialogue
Une autre constante caractérise les élections présidentielles en Côte d’Ivoire : l’opposition et le pouvoir sont en désaccord sur le cadre technique et légal de ces scrutins. Comme en 2010 et en 2020, la CEI, l’institution chargée d’organiser les élections, est au cœur de cette dispute. Le premier point de discorde concerne la composition de la Commission centrale, le centre décisionnel de l’institution. Celle-ci fonctionne de manière collégiale et réunit des représentants du gouvernement, de la société civile et des partis politiques, dont l’opposition. Cependant, en avril, les trois principaux partis d’opposition – le PDCI, le PPA-CI et le FPI – ont claqué la porte de la CEI pour protester contre ce qu’ils estiment être un manque d’indépendance de l’organisation.57 Cette situation jette le doute sur la possibilité d’une organisation consensuelle du vote et d’une acceptation apaisée des résultats au lendemain du scrutin.
La CEI a fait l’objet de nombreuses réformes, mais celles-ci n’ont jamais fait consensus. La dernière en date, officialisée par un décret du 15 février 2023, attribue un siège au PPA-CI au sein de la Commission centrale, rééquilibrant ainsi la balance entre l’opposition et le pouvoir au sein de cet organe.58 En dépit de cette avancée, qualifiée de « victoire d’étape » par Laurent Gbagbo, l’opposition estime que la CEI est toujours trop proche du pouvoir et donc partiale. Les six représentants de la société civile feraient, selon elle, basculer l’organisation du côté du pouvoir. Pour remédier à cette situation, l’opposition propose, entre autres, de dissoudre la Commission centrale actuelle et de remplacer les membres issus de la société civile par sept hauts fonctionnaires au profil juridique.59 Elle propose en outre de chapeauter la Commission centrale par une Commission nationale de supervision composée des partis représentés au parlement.60
Le deuxième désaccord porte sur la liste électorale, dont l’élaboration est l’une des missions principales de la CEI. Son manque d’inclusivité est d’abord pointé du doigt. La liste définitive contient en effet 8,7 millions d’électeurs pour un pays qui compterait quelque 12,5 millions de citoyens en âge de voter.61 Le document est pourtant le résultat d’un travail conjoint de la CEI et des partis politiques. A l’automne 2024, la première a ouvert pendant trois semaines plus de 12 000 centres d’enrôlement à travers le pays ; les seconds ont fait campagne pour pousser leurs militants et militantes à s’y inscrire.62 Au final, seuls près de 715 000 nouveaux électeurs et électrices ont été ajoutés à la dernière version de la liste qui datait de 2023, loin de l’objectif initial de quatre millions. L’absence d’existence administrative de nombreux citoyens et la baisse de l’engouement pour la politique (voir III.C) expliquent en partie cet échec.63 Selon la CEI, lors des premiers jours de l’opération, près de 5 800 lieux de recensement n’ont reçu aucun requérant.64 Il ne servait donc à rien, selon elle, de prolonger l’enrôlement, comme le voulait l’opposition.65
La qualité de la liste est aussi remise en cause. Le PDCI et le PPA-CI dénoncent des irrégularités dans la liste électorale, notamment la présence d’électeurs morts ou mal enregistrés. Le 3 avril 2025, le PPA-CI a avancé le chiffre de six millions de noms mal enregistrés et promis de déposer des réclamations massives. Mais trois semaines plus tard, la CEI n’avait reçu que 12 000 réclamations, dont la moitié portaient sur des rectifications d’identité.
Le dialogue entre l’opposition et le pouvoir sur ces questions est au point mort. Et c’est sans doute pour pousser le pouvoir central à reprendre les pourparlers que les principales formations de l’opposition ont quitté la commission électorale. La dernière phase de dialogue s’est achevée en mars 2022, avec notamment la décision de faire rentrer le PPA-CI dans la CEI, et n’a pas redémarré. Les partis d’opposition ont depuis envoyé, individuellement ou collectivement, plusieurs demandes pour sa réouverture. Certaines de ces requêtes sont restées sans réponse, d’autres ont fait l’objet d’accusés de réception dilatoires.66 Lors de l’annonce de sa création en mars, la coalition CAP-CI, qui s’est donnée comme mission première d’obtenir des réformes électorales par un dialogue politique, a rappelé qu’elle réclamait notamment la révision de la liste électorale et une réforme de la CEI.67
Le pouvoir oppose à ces diverses demandes deux réponses. L’une est d’ordre général : le pays « n’est plus en crise » et le dialogue politique n’a donc plus lieu d’être.68 L’autre est d’ordre technique. Le dialogue politique, qui s’est déroulé entre janvier et mars 2022, serait suffisant et a répondu aux interrogations de l’opposition.69 Selon les responsables du gouvernement, cette phase du dialogue politique a débouché sur une réforme de la CEI qui donne plus de poids à l’opposition (même si cette dernière conteste cette interprétation). Les griefs de l’opposition seraient, selon eux, du ressort de la CEI, à qui ils lui ont conseillé de s’adresser.70 Enfin, le président de la CEI a évoqué la possibilité d’une révision de la liste, qui pourrait, faute de temps, avoir lieu après l’élection.71 Cette déclaration a donné à l’opposition l’impression de tourner en rond.72 La publication de la liste définitive a en effet rendu improbable la réouverture de celle-ci avant octobre, même si l’un des anciens conseillers d’Alassane Ouattara estime la chose encore possible.73
C.Une population dépolitisée ?
Selon plusieurs interlocuteurs rencontrés par Crisis Group, la population ivoirienne, lassée par des processus électoraux reproduisant les mêmes erreurs et conduisant régulièrement à des épisodes de violence, se détournerait peu à peu de la politique et de l’élection de son président.74 Celle-ci serait même devenue source de peur pour les citoyens qui hésiteraient désormais à s’en mêler. Au lieu d’être un moment d’affirmation de leur citoyenneté et la possibilité d’influencer l’avenir de leur pays, de nombreux Ivoiriens et Ivoiriennes verraient dans les élections un moment de tensions et de confrontations.75 En novembre dernier, la ministre de la Solidarité et de la Lutte contre la pauvreté, Myss Belmonde Dogo, s’inquiétait de cet état de fait et disait souhaiter que « les élections cessent d’être un épouvantail qui hante, qui terrorise les populations lorsqu’elles approchent ».76
Désaveu et crainte de la politique ont deux conséquences importantes. Premièrement, cela rend plus difficile l’organisation, par les partis d’opposition, de manifestations de masse.77 Les Ivoiriens et Ivoiriennes, surtout parmi les jeunes, semblent moins enclins que par le passé à suivre les appels à sortir dans la rue, lancés par des leaders et des partis vieillissants.78 Non seulement ces mots d’ordre n’ont rien changé à leur quotidien, mais ils ont régulièrement conduit à des débordements meurtriers. Ce fait est accentué par la faible représentation des jeunes au niveau institutionnel, évoquée plus haut, qui a tendance à les détacher encore plus de la chose politique. Un interlocuteur résume la situation en ces termes : « La jeunesse ivoirienne est désormais beaucoup plus intéressée par la rivalité entre le Real Madrid et le FC Barcelone, que par celle qui oppose nos partis politiques ».79 La mobilisation relativement faible autour de la radiation de Tidjane Thiam peut être, en partie, interprétée comme une preuve de cette difficulté à rassembler.80
[La] dépolitisation [de la population ivoirienne] est susceptible d’avoir une forte incidence sur la participation électorale.
Deuxièmement, cette dépolitisation est susceptible d’avoir une forte incidence sur la participation électorale. L’abstention est en augmentation depuis l’élection présidentielle de 2010, qui avait enregistré plus de 80 pour cent de participation au premier tour. Le semestre d’extrêmes violences qui a suivi ce scrutin, alors que les électeurs espéraient un changement positif, a considérablement discrédité le vote à leurs yeux, marquant un tournant dans la relation entre les Ivoiriens et la politique.81 Le taux de participation est tombé à un peu plus de 50 pour cent en 2015 et en 2020, le boycott de l’opposition ayant tiré les chiffres vers le bas. Les municipales de 2023 ont attiré seulement 36 pour cent des inscrits. Dans certaines circonscriptions comme Abobo, l’une des communes les plus peuplées d’Abidjan, le taux de participation s’est effondré à 20,8 pour cent.
En octobre 2025, un scénario de forte abstention pourrait se reproduire, compte tenu de plusieurs facteurs. L’exclusion de la totalité des grandes figures de l’opposition, la peur de nouvelles violences, le faible renouvellement de l’offre politique, ou encore la résignation à voir, faute d’alternative séduisante, Alassane Ouattara effectuer un quatrième mandat pourraient pousser de nombreux électeurs à ne pas se rendre aux urnes. Elu avec seulement deux ou trois millions de voix dans un pays qui compte plus de 30 millions d’habitants, le vainqueur de la prochaine présidentielle jouirait alors d’une légitimité assez mince. La démocratie s’en trouverait affaiblie dans une région où celle-ci est de plus en plus concurrencée par des modèles autoritaires.82
IV.Une élection sous influence extérieure
La présidentielle d’octobre se déroule dans un contexte géopolitique en pleine mutation, qui pourrait accentuer les faiblesses du système politique ivoirien et faciliter la déstabilisation d’un pays historiquement vulnérable au moment de choisir son président.83 Depuis le scrutin de 2020, le contexte régional et international a profondément changé. La Russie a notamment effectué une percée en Afrique de l’Ouest, poussant la France hors d’une partie importante de son pré-carré traditionnel, tandis que les relations entre la Côte d’Ivoire et ses voisins sahéliens, en particulier le Burkina Faso, se sont dégradées.
A.Ambitions russes
Autrefois proches de Paris, les trois pays du Sahel central – le Burkina Faso, le Mali et le Niger – ont récemment fait de Moscou leur principal partenaire extérieur dans le domaine sécuritaire. Ils ont créé l’Alliance des Etats du Sahel (AES) en septembre 2023, un pacte de défense devenu une confédération, et ont acté leur départ de la Communauté des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), l’organisation régionale ouest-africaine, en décembre 2024. Dans ce nouveau paysage, la Côte d’Ivoire fait figure de dernier bastion pro-occidental en Afrique de l’Ouest. De nombreuses sources rencontrées à Abidjan estiment que la Russie guette une opportunité pour « retourner » un pays qui « constitue le dernier rempart de la Cedeao telle qu’on l’a connue au cours des dernières années ».84 Le but de Moscou serait de faire entrer Abidjan dans son giron ou, a minima, defavoriser l’installation d’un régime plus conciliant que celui du président Ouattara, afin d’opérer un rapprochement avec ses alliés de l’AES. La Russie envisagerait la présidentielle d’octobre comme un moment opportun à exploiter.85
Moscou profiterait, en outre, de l’espace laissé vacant par le désengagement partiel des Occidentaux de la Côte d’Ivoire. Les Etats-Unis de Donald Trump ont une approche comptable du pays : ils y maintiennent des investissements élevés et négocient actuellement leur présence sécuritaire, mais ils n’interviennent plus, comme il y a une quinzaine d’années, dans le débat politique et sur les questions des droits humains.86 La France, de son côté, reste présente mais elle est plus discrète qu’autrefois, craignant que ses paroles ou ses actes, mal interprétés, servent de point d’appui à des attaques informationnelles accusant Paris d’ingérence ou de manipulation. Par ailleurs, en février, Paris a officiellement rétrocédé à la Côte d’Ivoire sa base militaire de Port-Bouët, au sud-est d’Abidjan, et débuté le rapatriement de centaines de militaires qui y résidaient.87 Quatre jours seulement après le retrait officiel des troupes françaises, Alexey Saltykov, l’ambassadeur de Russie en Côte d’Ivoire, proposait aux autorités ivoiriennes une coopération militaire.88 Abidjan n’a pas répondu à cet appel du pied.
Plusieurs leaders de l’opposition ont des affinités avec la Russie et l’AES. Des cadres de l’entourage de Laurent Gbagbo se sont rendus à plusieurs reprises à Moscou ou ont visité des pays de l’AES.89 Ils partagent avec les régimes militaires du Burkina Faso et du Mali le souverainisme et l’hostilité à l’égard d’Alassane Ouattara. Laurent Gbagbo, qui a développé un discours souverainiste semblable à celui des pays de l’AES lorsqu’il était président (2000-2010), a affirmé en octobre 2024 porter « un bon regard » sur ses régimes « arrivés au pouvoir par leurs propres moyens ». Il a par ailleurs attaqué la Cedeao qui, selon lui, « n’a plus de raison d’être ».90 Guillaume Soro a effectué plusieurs visites dans les pays de l’AES.91 A l’inverse, Tidjane Thiam et le PDCI affichent des positions pro-occidentales.
Plusieurs signes laissent penser que la Russie … se positionne pour profiter d’une présidentielle [en Côte d’Ivoire] troublée.
Outre la logique d’expansion russe en Afrique de l’Ouest, qui vise en priorité l’Afrique francophone et fait de la Côte d’Ivoire une cible assez évidente, plusieurs signes laissent penser que la Russie, qui a tenté dans un passé récent d’influencer plusieurs processus électoraux à travers le monde, se positionne pour profiter d’une présidentielle troublée. Le premier est le renforcement de son personnel diplomatique : l’ambassade de Russie à Abidjan a entrepris de multiplier ses effectifs dans une proportion allant de 1,5 à 3.92 Le second est la multiplication des attaques informationnelles contre les dirigeants ivoiriens ou visant à accentuer les divisions dans le pays.93
S’il est compliqué d’établir précisément la provenance des milliers de fausses informations qui circulent sur les réseaux sociaux, et visent directement le président ivoirien ou tentent d’induire en erreur la population, il est aussi difficile de ne pas voir une manipulation russe dans certaines d’entre elles. Fin mai 2024, par exemple, un document falsifié portant le logo de la représentation diplomatique d’Ukraine en Côte d’Ivoire appelait les jeunes Ivoiriens de 18 à 30 ans à s’engager pour « servir les forces armées ukrainiennes sur le front ». Ce document a circulé sur les réseaux sociaux un mois après l’inauguration de l’ambassade d’Ukraine à Abidjan. Il visait à la fois à dénigrer l’Ukraine, en laissant entendre que Kiev cherchait à envoyer de jeunes Ivoiriens dans une guerre lointaine, et à jeter, à l’aide d’un sous-entendu, le discrédit sur le gouvernement ivoirien en le rendant complice de vouloir engager la Côte d’Ivoire dans un conflit européen. De faux avis de recrutement du même type ont été diffusés au Cameroun, au Togo et au Sénégal, trois pays francophones où la Russie cherche également à accroître son influence.94
B.Attaque informationnelle et mauvais voisinage
La Côte d’Ivoire n’entretient pas publiquement de mauvais rapports avec la Russie. En revanche, les relations avec les pays de l’AES, alliés de Moscou, sont froides. Les liens avec le Mali se sont distendus après l’arrestation, en juillet 2022, et la détention à Bamako, pendant près de sept mois, de 49 militaires ivoiriens. Le 7 janvier 2023, jour de leur retour au pays, le président ivoirien a invité Assimi Goïta, le président de la transition malienne, à effectuer une visite à Abidjan. Celui-ci n’a pas honoré l’invitation, et les deux pays entretiennent des rapports méfiants.95 L’inculpation et l’incarcération à Abidjan, début juillet, d’un membre du Conseil national de transition (CNT), l’organe législatif malien, pour « offense au chef de l’Etat », témoignent des tensions persistantes entre le Mali et la Côte d’Ivoire.96
La relation avec le Burkina Faso est, elle, exécrable. Le capitaine Ibrahim Traoré, le président burkinabè, a tenu à plusieurs reprises des propos accusateurs contre la Côte d’Ivoire qui, selon lui, menacerait son régime, allant même jusqu’à dénoncer « un centre d’opérations » installé à Abidjan et visant à déstabiliser le Burkina Faso.97 Ces accusations ont été réitérées le 21 avril quand le ministre de la Sécurité a annoncé à la télévision nationale l’échec d’un complot contre le président Traoré dont les initiateurs supposés « sont tous localisés en Côte d’Ivoire ».98 Dans les deux pays, des incursions récentes de membres des forces de sécurité ont donné lieu à l’arrestation et à la détention de soldats ou de supplétifs, dont deux gendarmes ivoiriens libérés par le Burkina Faso en décembre 2024 après plus d’un an de détention. Plus récemment, le 21 juin, des auxiliaires civils de l’armée burkinabè ont enlevé cinq gendarmes ivoiriens à la frontière entre les deux pays avant de les emmener au Burkina Faso, où ils ont été brièvement détenus.99
Les canaux de communication entre Ouagadougou et Abidjan sont très étroits, surtout depuis le rappel fin 2024 de tous les diplomates burkinabè en poste en Côte d’Ivoire.100 Depuis, la Côte d’Ivoire a renforcé la protection de sa frontière nord en faisant l’acquisition de matériel aérien et de surveillance électronique.101 Ce dispositif serait dirigé contre la menace des groupes armés jihadistes, mais aussi en prévision d’une détérioration des relations avec le Burkina Faso qui, de son côté, a considérablement étoffé ses moyens militaires aériens en investissant massivement dans des drones militaires. Cette nouvelle puissance aérienne inquièterait les autorités ivoiriennes.102
La mauvaise relation entre [le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire] va au-delà des différends entre leurs responsables.
La mauvaise relation entre les deux pays va au-delà des différends entre leurs responsables. Elle s’exprime aussi dans la sphère informationnelle pour atteindre un public assez large, y compris la communauté burkinabè résidente en Côte d’Ivoire, laquelle compte plusieurs millions d’individus. Selon une source qui tient à conserver l’anonymat et tient une liste hebdomadaire des attaques en ligne contre la Côte d’Ivoire, environ la moitié de celles-ci serait émise depuis le Burkina Faso.103 On ne sait pas si ces messages malveillants sont le fait d’individus isolés liés ou manipulés par l’Etat burkinabè ou de groupes de personnes soutenant le régime de Ouagadougou.
En janvier, la police ivoirienne a arrêté Alain Traoré, dit Alino Faso, un influenceur burkinabè installé à Abidjan depuis 2021 et soutien du régime d’Ibrahim Traoré. Le 24 juillet, Alain Traoré a été retrouvé mort dans sa cellule. Selon le procureur de la République de Côte d’Ivoire, qui a rendu public son décès trois jours plus tard, l’homme se serait suicidé. Les autorités du Burkina Faso ont rejeté cette thèse et exigé le rapatriement de son corps.104
Le gouvernement ivoirien accusait Alain Traoré d’avoir travaillé à la préparation d’une campagne de désinformation d’ampleur contre la Côte d’Ivoire, d’avoir photographié plusieurs sites sensibles (dont la résidence privée du président Ouattara) et de détenir à son domicile du matériel électronique sophistiqué pouvant servir à des activités d’espionnage. Alain Traoré aurait appartenu à un réseau d’influenceurs radicaux, dénommé Brigade d’intervention rapide de la communication.105 Au total, dix-sept personnes ont été interpellées dans le cadre de cette affaire, dont une dizaine de ressortissants burkinabè.106A l’approche de la présidentielle, plusieurs sources rencontrées par Crisis Group voient ces arrestations comme la preuve que des soutiens du président burkinabè pourraient recourir, pendant la période électorale, à une vague d’attaques informationnelles afin de nuire à la Côte d’Ivoire.107
De fait, la candidature d’Alassane Ouattara à un quatrième mandat représente un prétexte idéal pour lancer sur les réseaux sociaux une campagne de dénigrement de la Côte d’Ivoire et de son président. L’âge du chef de l’Etat, sa longue relation avec la France, sa longévité au pouvoir et l’exclusion de candidats à la suite de procédures judiciaires complexes et contestées constituent des ingrédients faciles à mélanger pour obtenir un récit complotiste présentant cette élection comme manipulée par Paris – et donc illégitime. En avril, une fausse information annonçant la mort du président Ouattara a abondamment circulé sur les réseaux sociaux.
V.Faire baisser la température
Si aucune violence n’a encore été signalée durant la pré-campagne, la configuration politique actuelle est porteuse de risques par le simple fait qu’elle reproduit des erreurs similaires à celles des précédentes élections qui ont accouché de situations troublées : candidature d’un président qui, pour une partie de l’opinion, s’accroche au pouvoir ; exclusion de candidats ; rhétorique identitaire ; désaccord sur les règles du jeu électoral et déficit de dialogue politique. Ces mêmes causes peuvent potentiellement produire les mêmes effets.
Les risques sont les mêmes que par le passé. Faute de dialogue, l’opposition pourrait choisir de s’engager dans un rapport de force avec le pouvoir et lancer des appels à manifester, notamment dans les quartiers populaires d’Abidjan et dans l’ouest et le centre du pays, deux de ses bastions. Gérés par un appareil de sécurité trop répressif, et nourris de fausses informations diffusées sur les réseaux sociaux, ces mouvements de protestation pourraient dégénérer et se solder, comme en 2020, par un lourd bilan humain. Dans une région troublée, un dérapage pourrait aussi conduire le pays vers l’inconnu et justifier les inquiétudes de l’opposition et de l’Eglise catholique.108 Pour ne pas compromettre la stabilité de la Côte d’Ivoire, il est nécessaire d’inverser une tendance où s’accumulent les décisions qui font monter la tension par une série d’actes et de mesures capables de rapidement faire baisser la température.
A.Relancer le dialogue politique
Un important préalable à une élection « apaisée », pour reprendre le qualificatif utilisé par le président Ouattara, est la réouverture dans les plus brefs délais, et à l’initiative du gouvernement, du dialogue politique. Celui-ci devrait porter d’abord sur les conditions d’un retour des principaux partis de l’opposition au sein de la CEI. Il est en effet difficile d’imaginer comment cette élection pourrait se dérouler correctement et ses résultats faire consensus avec une CEI vidée des trois partis d’opposition les plus importants. La réouverture du dialogue semble être la condition sine qua non à leur réintégration dans la Commission centrale de l’institution.
Ce dialogue devrait aussi être l’occasion d’examiner la possibilité d’une révision de la liste électorale avec l’objectif de trouver plus de consensus autour de sa composition et éventuellement de permettre à certains candidats radiés de se présenter. Ce dialogue politique sera cependant difficile à tenir sans la présence, sur le territoire ivoirien, de l’ensemble des leaders de l’opposition. A ce titre, Tidjane Thiam devrait regagner la Côte d’Ivoire, dont il est absent depuis quatre mois. On voit mal, en effet, un dialogue politique digne de ce nom se tenir en l’absence du dirigeant du principal parti d’opposition qui a, qui plus est, appelé ce dialogue de ses vœux.
Plus généralement, la relance du dialogue politique est essentielle pour faire retomber la tension entre adversaires politiques. Le refus actuel du pouvoir de rouvrir ce dialogue est vécu comme une forme d’arrogance par l’opposition. Même si celui-ci ne débouche que sur très peu de concessions de la part des autorités, il aura au moins l’intérêt d’atténuer les frustrations des opposants, dont certains comprennent mal comment des membres du RHDP, qui se réclament de l’houphouëtisme, peuvent rejeter le dialogue, qui est pourtant l’une des valeurs premières de ce courant politique. Enfin, pour instaurer la confiance nécessaire à un dialogue apaisé, les différentes parties devraient s’abstenir de toute rhétorique identitaire ou de tout propos incitant à la haine, ces discours ayant montré par le passé leur potentiel dévastateur.
B.Résister à la tentation du boycott
La probabilité d’une loi d’amnistie permettant à Laurent Gbagbo, Charles Blé Goudé et Guillaume Soro (dont le parti a été dissous en Côte d’Ivoire) de se présenter au scrutin présidentiel est très faible. La candidature de Tidjane Thiam est, elle aussi, hypothétique puisqu’elle dépend d’une très incertaine réouverture de la liste électorale.
Si la liste n’est pas réexaminée, les trois candidats dont le parti est autorisé à concourir à l’élection d’octobre devraient résister à la tentation de la chaise vide et s’inspirer du modèle sénégalais, qui a permis au parti d’Ousmane Sonko de remporter la présidentielle de mars 2024 avec un autre candidat que lui.109 Ces trois hommes devraient rapidement, et de manière pragmatique, désigner des remplaçants et mettre l’intérêt de leur parti au-dessus des leurs. Ils doivent le faire avant la fin du dépôt légal des candidatures, prévu pour le 26 août prochain. Cela serait un pas positif vers un changement de la culture politique au sein de partis dont le chef dispose d’un statut quasi monarchique.
Au-delà des responsables politiques, il est aussi vital que les citoyens ivoiriens participent pleinement à cette élection. Le risque d’un taux d’abstention élevé lors de ce scrutin est en effet réel, et avec lui la possibilité de voir le président élu par deux ou trois millions de voix, ce qui soulèverait des questions sur la légitimité du processus. Le gouvernement et les partis politiques, avec le soutien des partenaires de la Côte d’Ivoire, notamment l’Union européenne, devraient lancer une opération massive pour appeler les Ivoiriens à se rendre aux urnes. Les partis politiques pourraient notamment signer un appel conjoint en ce sens.
C.Prévenir les interférences extérieures
Afin d’éviter les interférences négatives en amont et au lendemain des élections, il est important que les relations entre le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire s’apaisent. Dans un premier temps, ces liens pourraient être réchauffés par un tiers. Le Ghana, qui entretient de bons rapports avec les autorités des deux pays et qui dispose d’un envoyé spécial pour le Sahel, semble être le pays le mieux placé dans la région pour construire une passerelle entre les deux pays. Dans l’immédiat, Accra pourrait conseiller aux deux pays de permettre le retour de l’ensemble de leurs diplomates à Abidjan et à Ouagadougou.110 Par la suite, le Ghana pourrait organiser dans sa capitale, Accra, une réunion entre des représentants de haut niveau des deux pays afin qu’ils puissent reprendre langue.
Le Burkina Faso a tout intérêt à vivre à côté d’une Côte d’Ivoire stable. Des millions de ressortissants burkinabè vivent en territoire ivoirien et leur pays n’aurait pas les moyens économiques de prendre en charge, même une fraction de cette population, si celle-ci était poussée au retour par une nouvelle crise en Côte d’Ivoire. Ouagadougou devrait exercer un contrôle accru sur les messages qui sont émis, depuis son territoire, sur les réseaux sociaux, notamment ceux qui visent au dénigrement de leur voisin et de ses dirigeants.
Inversement, la Côte d’Ivoire n’a rien à gagner à un affaiblissement de son voisin, qui pourrait entrainer une arrivée massive de demandeurs d’asile burkinabè sur son territoire, au-delà du nombre actuellement gérable d’environ 70 000 personnes. Pour ne pas envenimer davantage leurs relations avec le Burkina Faso, les autorités ivoiriennes devaient répondre positivement à la demande de rapatriement du corps d’Alain Traoré, formulée par les autorités burkinabè le 29 juillet. Enfin, les deux pays ont un intérêt sécuritaire commun et il est important qu’ils puissent reprendre dans un délai raisonnable des patrouilles conjointes à leur frontière.
D.Promouvoir des processus électoraux plus représentatifs
Pour rompre avec le cycle d’échecs électoraux qui affecte leur pays, les dirigeants ivoiriens, y compris les nouvelles autorités issues du vote d’octobre, devront envisager, sur le plus long terme, des mesures visant à instaurer des processus électoraux plus inclusifs, en particulier lors des scrutins présidentiels. A cet égard, deux problématiques sont particulièrement cruciales : les dispositions relatives à la nationalité et la place des jeunes dans la vie politique.
Les exigences imposées aux candidats aux élections en matière de nationalité devraient être revues à la baisse pour permettre à un plus grand nombre d’Ivoiriens aux origines diverses de se présenter à un mandat électif, y compris celui de chef de l’Etat. Dans un pays où des centaines de milliers de citoyens sont issus de l’immigration, ces restrictions ne sont plus en phase avec la réalité démographique. Elles sont surtout un facteur d’instabilité : elles divisent les Ivoiriens et peuvent être instrumentalisées à des fins politiciennes. Elles sont aussi un manque à gagner pour un pays qui ne profite pas pleinement de sa diversité démographique. La loi de 1961 sur la nationalité ivoirienne devrait ainsi être modifiée pour permettre aux Ivoiriens qui possèdent une autre nationalité de briguer le suffrage des électeurs.
Les institutions ivoiriennes ne reflètent pas non plus la réalité démographique d’un pays fondamentalement jeune, où les trois quarts de la population ont moins de 35 ans. L’Assemblée nationale n’est pas la seule institution où les jeunes sont sous-représentés. Les mairies comptent, par exemple, moins de 6 pour cent d’édiles ou d’adjoints de moins de 40 ans. Sur les 31 présidents de conseils généraux du pays, aucun n’est dans cette tranche d’âge.111 Le vainqueur de la présidentielle devrait faire de l’implication des jeunes dans la vie politique et dans les institutions du pays une priorité de son mandat.
VI.Conclusion
Depuis trois décennies, la Côte d’Ivoire peine à profiter pleinement de ses immenses ressources naturelles et humaines, handicapée par une compétition politique génératrice de crises. Le scrutin présidentiel d’octobre prochain ne fait pas exception. L’exclusion des principales figures de l’opposition, le manque de dialogue politique, les désaccords entourant l’organe chargé d’organiser le vote et le retour dans le débat public des questions relatives à la nationalité ont installé, ces derniers mois, un climat de tensions peu rassurant. Si la situation venait à dégénérer, elle pourrait compromettre la stabilité et le dynamisme économique dont le pays jouit depuis 2011.
Face au risque de violence, la classe politique ivoirienne, dans son ensemble, devrait placer les intérêts de la Côte d’Ivoire au-dessus des ambitions personnelles de ses responsables et s’entendre sur les conditions permettant d’amorcer un cycle électoral plus apaisé. Le désintérêt croissant de la population ivoirienne pour la politique, en particulier parmi les jeunes, souligne l’urgence d’un changement de paradigme. Cette élection, qui sera sans doute la dernière à opposer des candidats issus de l’ère houphouëtiste, devrait être l’occasion de tourner la page des crises électorales passées et de préparer le renouvellement de la scène politique ivoirienne en vue du scrutin de 2030.