La firme McKinsey a participé à l’écriture d’un important rapport des Nations unies sur le financement de la lutte contre le changement climatique. Elle envoie des délégations dans les COP sur le climat, commandite la « Climate Week » à New York, et ses analyses sont utilisées par plusieurs gouvernements qui souhaitent parvenir à la carboneutralité. Toutefois, cette firme de consultants conseille également les plus grands pollueurs de la planète, ce qui soulève des inquiétudes quant aux conflits d’intérêts potentiels.

Le 1er décembre 2022, quelques jours avant la tenue de la COP15 sur la biodiversité à Montréal, le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) a publié un communiqué de presse qui indiquait que le financement de solutions basées sur la nature devra atteindre 484 milliards de dollars par année d’ici 2030 si les États veulent limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré Celsius.

Le PNUE a fait cette recommandation en citant le rapport State of Finance for Nature 2022.

Un panneau de la COP 15 devant le palais des congrès de Montréal.
La COP15 s’est tenue à Montréal du 7 au 19 décembre 2022. (Photo d’archives) PHOTO : JAELA BERNSTIEN/CBC

Trois employés de Vivid Economics, une entreprise qui appartient à McKinsey, font partie des experts qui ont participé à la rédaction de ce rapport onusien.

Une main tenant un stylo signe un chèque.

C’est comme si le fabricant de cigarettes Philip Morris écrivait une analyse pour l’administrateur de la santé publique, a réagi l’ancien consultant de McKinsey Erik Edstrom en entrevue avec La Presse canadienne.

L’analyse n’est peut-être pas nécessairement mauvaise, mais on a fait appel à une firme qui va rendre encore plus faible la probabilité de maintenir les émissions deGES en dessous des cibles, car cette firme de consultants va ensuite créer toutes sortes de graphiques et de prévisions et fournir des avantages stratégiques aux sociétés d’extraction du charbon et aux grandes entreprises de combustibles fossiles, a indiqué M. Edstrom, qui a été consultant en environnement en Australie pour la firme McKinsey pendant un an et demi.

Quand l’ONU engage McKinsey, elle engage une firme qui est hypocrite.

Une citation deErik Edstrom, ancien consultant en environnement en Australie pour la firme McKinsey

Veut-on vraiment embaucher quelqu’un qui va travailler contre nos propres objectifs dès le lendemain avec une équipe beaucoup plus nombreuse? a demandé M. Eldstrom, qui a ajouté que McKinsey aide des entreprises qui « turbopropulsent » les impacts des changements climatiques.

McKinsey a conseillé 43 des 100 plus grands émetteurs de GES

Le livre When McKinsey Comes to Town, écrit par deux journalistes du New York Times, nous apprend que parmi les 100 plus grands émetteurs de gaz à effet de serre de la planète depuis 50 ans, McKinsey en a conseillé au moins 43 depuis 2010, dont BP, Exxon Mobil, Gazprom et Saudi Aramco, ce qui a généré des centaines de millions de dollars de profits pour ces entreprises. La Presse canadienne a demandé à McKinsey si ces données étaient exactes, mais la firme n’a pas répondu.

Selon les autorités du comté de Multnomah, en Oregon, McKinsey ne se contente pas de conseiller les grandes pétrolières pour qu’elles fassent plus de profits : cette firme new-yorkaise a aussi aidé ExxonMobil, Shell, Chevron, BP et d’autres pétrolières à tromper la population au sujet des changements climatiques.

Le comté de Multnomah poursuit plusieurs pétrolières et la firme McKinsey pour qu’elles soient tenues responsables d’un épisode climatique extrême survenu en 2021 : une vague de chaleur qui a tué 69 personnes.

Des bénévoles récupèrent de l'eau avant de visiter des camps de sans-abri le 12 août 2021 à Portland, en Oregon. Le comté le plus peuplé de l'Oregon, celui de Multnomah, poursuit plus d'une douzaine de grandes entreprises de combustibles fossiles.
Des bénévoles récupèrent de l’eau avant de visiter des camps de sans-abri le 12 août 2021 à Portland, en Oregon. Le comté le plus peuplé de l’Oregon, celui de Multnomah, poursuit plus d’une douzaine de grandes entreprises de combustibles fossiles.PHOTO : ASSOCIATED PRESS / NATHAN HOWARD

McKinsey a coordonné et soutenu une campagne délibérée de désinformation visant à minimiser et/ou à nier carrément la relation causale entre les émissions de GES de ses clients et les événements météorologiques extrêmes, peut-on lire dans la poursuite.

Ce comté du nord-ouest des États-Unis, qui réclame plus de 50 milliards de dollars, soutient également que les affirmations de McKinsey sur son engagement en faveur de la protection de l’environnement contrastent fortement avec les millions de dollars qu’elle a gagnés en aidant ses clients de sociétés de combustibles fossiles et d’exploitation minière à promouvoir des thèses visant à nier l’existence et/ou la gravité du changement climatique anthropique, c’est-à-dire causé par l’être humain.

Cette poursuite a été déposée au mois de juin dernier. Le verdict n’a pas encore été rendu et les allégations n’ont pas été prouvées en cour.

Travaux influents sur les solutions à la crise climatique

Parallèlement aux conseils qu’elle donne aux plus grands pollueurs de la planète, McKinsey se spécialise de plus en plus dans les solutions à la crise climatique.

Cette firme new-yorkaise a développé une expertise pour aider les grandes entreprises et les États à se décarboner et elle a produit des dizaines de rapports sur la lutte contre le changement climatique au fil des dernières années, des rapports souvent cités par des organisations qui relèvent de l’ONU, comme la Convention sur la diversité biologique (CDB).

La CDB est l’organe onusien qui encadre les négociations internationales visant à enrayer la perte de biodiversité, comme la COP15 qui a eu lieu à Montréal.

Valérie Plante.
La mairesse de Montréal, Valérie Plante, a prononcé une allocution lors de la cérémonie d’ouverture de la conférence COP15 de l’ONU sur la biodiversité à Montréal, le mardi 6 décembre 2022. (Photo d’archives) PHOTO : LA PRESSE CANADIENNE / PAUL CHIASSON  

Lorsqu’on écrit le nom de McKinsey dans le champ de recherche du site de la CBD, on obtient plus de 300 résultats.

 

 

 

Le même type de recherche sur le site du secrétariat de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) donne 650 résultats.

Ces résultats font référence à des rapports onusiens qui citent les travaux de McKinsey ou encore à des rapports écrits par McKinsey ou auxquels la firme a participé, notamment le document State of Finance for Nature 2022, publié quelques jours avant la COP15 à Montréal.

McKinsey écrit également des analyses et des prédictions utilisées par de nombreux gouvernements dans la lutte contre le changement climatique.

Par exemple, dans le plan de l’Australie pour atteindre la carboneutralité avant 2050, le gouvernement australien cite 29 fois les travaux de McKinsey dans un document de 120 pages publié en 2021.

L’ONU puise de l’expertise chez McKinsey

Dans un échange de courriels, La Presse canadienne a demandé au chef de l’unité du financement climatique du PNUE de préciser le rôle de McKinsey dans la rédaction du rapport onusien publié avant la COP15 à Montréal.

Ivo Mulder a expliqué que McKinsey avait principalement collecté des données et analysé les besoins en investissements à l’échelle mondiale pour limiter le réchauffement à 1,5 degré tout en précisant que le PNUE avait été la principale organisation à élaborer ce rapport.

La raison pour laquelle nous avons externalisé cette partie, c’est que nous n’avions pas cette expertise dans notre équipe (notamment dans la quantification des besoins en investissements). À l’avenir, nous repenserons à ce que nous ferons nous-mêmes et à ce que nous demanderons aux partenaires et aux organisations ainsi qu’aux entreprises externes, a écrit le chef d’équipe de l’agence onusienne.

La Presse canadienne a aussi interrogé Ivo Mulder sur l’apparence de conflit d’intérêts que représente l’embauche d’une firme qui a une longue liste de clients dans le secteur des énergies fossiles pour aider à lutter contre les changements climatiques.

Le chef de l’unité du financement climatique du PNUE n’a pas répondu à cette question et n’a pas donné suite à une demande d’entrevue.

Présence aux COP sur le climat

McKinsey est également un des commanditaires de la Climate Week, la semaine sur le climat, qui se déroule actuellement à New York. Cet événement qui réunit des leaders de l’action climatique du monde entier est organisé en partenariat avec les Nations unies.

Que McKinsey soit un commanditaire important de la Climate Week est clairement inapproprié et mine la crédibilité de l’événement dans son ensemble. Je pense que c’est de l’écoblanchiment.

Une citation deEmily Sanders, du Center for Climate Integrity, une organisation environnementale new-yorkaise

En entrevue avec La Presse canadienne, Emily Sanders, du Center for Climate Integrity, une organisation environnementale new-yorkaise, a ajouté que cette commandite est d’autant plus contradictoire que McKinsey fait actuellement l’objet d’accusations pour avoir aidé certains de ses clients à induire le public en erreur à propos de leur rôle dans l’alimentation de la crise climatique en faisant allusion à la poursuite du comté de Multnomah.

Un homme passe devant une affiche qui fait la promotion de la COP 28.
La COP28 sur les changements climatiques se tiendra à Dubaï, aux Émirats arabes unis, du 30 novembre au 12 décembre 2023. (Photo PHOTO : GETTY IMAGES / SASCHA SCHUERMANNd’archives)

McKinsey est aussi présente aux conférences des parties sur le climat (COP).

La firme enverra d’ailleurs une délégation à la COP28 aux Émirats arabes unis au mois de décembre prochain.

Notre rôle en tant qu’organisateur d’événements durant la COP28 s’inscrit dans la continuité de l’engagement à long terme du cabinet pour accélérer une croissance durable et inclusive. […] Nous créerons des outils et des solutions climatiques innovantes, peut-on lire sur le site de la firme.

À la COP27 sur le climat en Égypte, en 2022, McKinsey a envoyé une équipe et organisé une quinzaine de discussions devant des auditoires auxquels participaient des gens influents.

Par exemple, lors du premier atelier, au deuxième jour de la COP, le président de la Qatar Foundation International, Omran Hamad Al-Kuwari, qui a occupé des postes importants dans des entreprises du secteur des énergies fossiles comme Qatar Petroleum et ExxonMobil, a participé à un groupe de discussion sur la transition énergétique avec l’ancien gouverneur de la Banque du Canada Mark Carney, qui est aujourd’hui envoyé spécial des Nations unies pour le financement de l’action climatique.

Selon Rosie Collington, chercheuse au University College de Londres (UCL), l’implication de McKinsey dans la lutte contre le changement climatique est de plus en plus considérable.

Le climat et le développement durable sont parmi les domaines du marché du conseil qui connaissent la croissance la plus rapide.

Une citation deRosie Collington, chercheuse à l’University College de Londres et coauteur du livre « The Big Con »

Alors que les gouvernements et les entreprises du monde entier sont de plus en plus sous pression pour répondre à la crise du climat et de la biodiversité, nous avons assisté à une augmentation considérable des services et des produits proposés par le secteur du conseil, y compris McKinsey, qui a investi massivement dans ce domaine, notamment en créant une nouvelle division, McKinsey Sustainability, et en acquérant de plus petits cabinets-conseils, a indiqué la coauteure du livre The Big Con, une enquête sur la place qu’occupent les firmes de consultants dans la sphère politique.

Le logo de l'entreprise McKinsey sur le mur d'un bâtiment.
Le cabinet-conseil McKinsey a été sous le feu des projecteurs au Canada pour son implication dans la réponse gouvernementale à la COVID-19. (Photo d’archives) PHOTO : AFP / FABRICE COFFRINI

Des capacités imbattables

Selon Denis Martin, professeur de science politique à l’Université de Montréal, les firmes comme McKinsey sont très impliquées auprès des agences de l’ONU, car celles-ci ont peu de fonctionnaires et d’analystes, comparativement aux administrations des gouvernements nationaux, et leur influence à l’échelle internationale est significative.

Ce spécialiste des questions de gouvernance et de l’éthique parlementaire a expliqué qu’il n’y a personne comme McKinsey pour produire des algorithmes, des tableaux, des figures, des courbes. Ils ont des capacités analytiques et des systèmes d’information imbattables.

Ce type de données, c’est leur force, et quand on achète un rapport de McKinsey, on achète en même temps – un peu – des informations sur les façons dont les grandes entreprises pensent à propos d’une question ou d’un problème, ce qui est profitable pour l’ONU, a indiqué le professeur.

McKinsey tire également des avantages intéressants de sa collaboration avec l’ONU, selon le professeur Martin, car cela permet à la firme de comprendre les problèmes globaux cruciaux, comme la lutte contre le changement climatique, qui préoccupent les clients de McKinsey, soit les grandes entreprises.

Ce type de collaboration permet donc à McKinsey de mieux servir ses clients.

En ce qui concerne l’apparence de conflit d’intérêts, tout est affaire de perceptions, souligne Denis Martin en prenant soin d’indiquer que l’expertise fournie par McKinsey est questionnable, voire critiquable.

En effet, selon lui, dans la balance entre l’intérêt public et l’intérêt privé des grandes entreprises, McKinsey va toujours pencher du côté des entreprises, tout simplement parce que la majorité des clients de McKinsey sont les multinationales et les grandes entreprises et non le restaurant du coin.

Il n’y a aucune contradiction, plaide McKinsey

Dans un échange de courriels avec La Presse canadienne, une porte-parole de McKinsey a indiqué que cette firme publie régulièrement des recherches qui offrent aux leaders les renseignements dont ils ont besoin pour agir et que depuis l’élaboration de la première courbe de coûts de réduction des émissions mondiales de carbone, en 2007 (toujours connue sous le nom de « courbe McKinsey »), nous avons soutenu une série d’initiatives visant à accélérer la décarbonisation, notamment en cofondant Frontier, un mécanisme de garantie de marché d’un milliard de dollars pour stimuler la demande future de technologies d’élimination permanente du carbone.

La responsable des communications Alley Adams a également dirigé l’agence de presse vers un texte écrit en 2021 par Bob Sternfels, l’associé directeur de la firme.

Nous servons de grands émetteurs, notamment les services publics, les mines, le secteur du pétrole et du gaz, ainsi que l’aviation, l’industrie automobile, le transport maritime et la logistique, les cimenteries, les entreprises de produits chimiques, l’agriculture, la gestion des déchets, le secteur de l’aluminium et celui de l’acier. Et, non, il n’y a aucune contradiction entre le fait de travailler dans ces secteurs et notre engagement dans la transition, car il n’y a aucun moyen de réduire les émissions sans travailler avec ces industries pour parvenir à une transition rapide, a écrit le patron de McKinsey.

Le texte de Bob Sternfels se termine sur ces mots : Les entreprises ne peuvent pas passer du brun au vert sans se salir un peu. Et si cela signifie que de la boue est jetée sur McKinsey, nous pouvons vivre avec cela.

La Presse canadienne a demandé à McKinsey si elle pouvait fournir une idée du temps qu’elle investit à aider les grandes pétrolières à réduire leurs émissions de GES comparativement au temps qu’elle consacre à les aider à extraire davantage de combustibles fossiles.

La firme n’a pas répondu à cette question.

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