Abidjan est devenue, dans l’ombre, l’un des centres névralgiques du téléphone rose français. Sous couvert de recrutements de télévendeurs, un système érotique bien rodé prospère. Enquête.
Aux Deux-Plateaux, à Cocody, rien ne distingue ces villas d’autres bureaux anodins. Façades blanches, portails silencieux, pas d’enseigne. Pourtant, de jours comme de nuit, des jeunes femmes s’y succèdent discrètement. Dans certaines pièces, les voix remplacent les claviers : rieuses, hésitantes, sensuelles. Des voix qui ne parlent pas à Abidjan, mais à Paris, Lyon ou Marseille.
“Quand j’ai franchi la porte la première fois, j’ai cru que c’était un vrai centre d’appels”, raconte Nadia, 28 ans. “Mais après deux jours, j’ai compris. On nous apprenait à faire rêver les hommes, à les garder au téléphone le plus longtemps possible.”
Un emploi rêvé devenu piège
“Très bonne diction, élocution claire, accent français apprécié…”, “formation assurée” : à première vue, l’annonce publiée par Even Media Interactive Côte d’Ivoire (EMICIV) semble banale.
Depuis plusieurs années, l’entreprise, qui se présente comme un acteur du Business Process Outsourcing (BPO), c’est-à-dire la sous-traitance des services clients pour des marques étrangères, recrute à tour de bras des télévendeurs et téléconseillers. Les promesses sont attrayantes : emploi stable, mutuelle, congés payés, perspective d’évolution. Le rêve d’une jeunesse ivoirienne en quête de stabilité.
“On nous disait qu’on travaillait pour des services clients français. Mais à la formation, on découvre autre chose : du téléphone rose, de la voyance, des conversations payantes. On ne peut plus reculer”, se souvient Adjara, 25 ans, embauchée en 2022. “Au début, tu crois vendre un produit. Puis, tu réalises que c’est toi, le produit.”
Les recrues suivent une formation express : adoption d’un accent “neutre”, rebaptisé “chorkor”, posture de voix, gestion des objections, maintien du client.
“Si ton accent trahit ton origine, tu ne passes même pas l’étape de formation. On nous apprend à faire rêver, à tenir compagnie, même quand ça devient gênant”, poursuit Nadia.
Un business très rentable
Selon son propre site, Even Media Interactive opère depuis plus de dix ans à Abidjan, sur deux sites. La société revendique plus de 450 employés à Abidjan et près d’un million d’appels par an en menant des activités allant de la modération à la conciergerie, en passant par la prise de rendez-vous ou les enquêtes téléphoniques.
En réalité, plusieurs employés assurent qu’une part de ces activités relève du service téléphonique à contenu érotique, un secteur strictement encadré en France. Le modèle repose sur les lignes surtaxées françaises, facturées jusqu’à 2,99 euros la minute.
Boris, un ancien superviseur, aujourd’hui reconverti, l’admet à demi-mot : “Il y a plusieurs équipes. Certaines gèrent de vrais appels commerciaux, d’autres font de la rétention ou de la conversation payante. On appelle ça “la fidélisation”, mais tout le monde sait ce que ça veut dire.”
“Le but, c’est de retenir le client le plus longtemps possible. Tu deviens voyante, confidente, amante imaginaire. On te paie au rendement, mais c’est dérisoire : à peine 160 000 francs CFA par mois”, confie Mariam, encore en activité.
“On vend sa voix, parfois son âme, pour survivre.” raconte une autre téléopératrice. “Il faut tout accepter. S’il parle de sexe, tu joues le jeu. Si tu raccroches avant 30 minutes, c’est une perte. Alors tu ris, tu séduis, tu improvises.”
Derrière l’écran, les employées doivent aussi consommer du gingembre ou des pastilles pour tenir le rythme et “sonner plus énergique”.
“C’est de la télévente du désespoir”, résume Mariam. “On exploite la misère des unes et la solitude des autres.”
La chômage, moteur silencieux
Certaines abandonnent rapidement, d’autres s’accrochent faute d’alternative. Dans un pays où le chômage des jeunes reste élevé, ces emplois deviennent une bouée, aussi fragile que compromettante.
En Côte d’Ivoire, près de 9 emplois sur 10 sont informels, et la vulnérabilité frappe davantage les femmes. Le taux de chômage des jeunes diplômés atteint 15 %, contre 2,6 % pour la population globale.
Les femmes ne représentent que 19 % des emplois formels, et la majorité d’entre elles survivent dans des emplois précaires, souvent mal payés.
“Le chômage ici, c’est une prison”, confie Mariam. “On parle dix heures par jour, les pauses sont chronométrées, les superviseurs nous crient dessus. Et pourtant, tout le monde veut être recruté.”
Aïcha, 27 ans, de confession musulmane, téléconseillère depuis un an, résume le dilemme : “Mes parents croient que je travaille pour une grande société française. Je ne peux pas leur dire ce que je fais vraiment. J’ai honte, mais sans ce travail, je ne paye pas loyer”.
Un secret bien gardé
Lorsque nous nous sommes rendus sur les lieux le jeudi 6 novembre, l’accès au site d’EMICIV non loin du carrefour Las Palmas a été refusé. “Nous faisons du service client, rien de plus”, a simplement lâché un agent de sécurité.
Selon plusieurs témoignages concordants, l’entreprise fonctionnerait en toute discrétion depuis plusieurs années, sans inspection régulière connue.
À la mairie de Cocody, où nous avons cherché des informations sur l’entreprise, aucune trace officielle d’une activité liée à la voyance ou au téléphone rose.
“Nous n’avons pas connaissance d’une société qui exerce de telles activités dans notre commune”, nous a répondu une responsable administrative, vendredi 7 novembre.
Du côté de l’Inspection du travail de Cocody II, silence radio. Aucun dossier connu, aucune plainte déposée, ou du moins aucune volonté d’en parler. Nous avons été gentiment redirigés vers le Ministère de l’Emploi et de la Protection Sociale.
Nos tentatives de contact par mail auprès des autorités compétentes — notamment le ministère de l’Emploi et de la Protection sociale, ainsi que celui de la Transition Numérique et de la Digitalisation — n’ont pas encore obtenu de réponse.
Pendant ce temps, dans le silence des villas transformées en plateaux téléphoniques, les voix ivoiriennes s’élèvent jour et nuit pour apaiser des inconnus à des milliers de kilomètres. Elles vendent douceur, désir ou illusion. Elles exécutent ce qu’on leur demande, sans jamais montrer leur visage.
Ce modèle économique repose sur un déséquilibre connu : une main-d’œuvre ivoirienne peu coûteuse et un marché européen en demande d’attention, d’affection ou de fantasmes.
Dans ce système, la voix devient outil de travail, les émotions deviennent outils de rétention, et la dignité se négocie à la minute.
par Samuel KADIO

















































