
Alors que les débats politiques dominent l’actualité, la question sociale reste marginale. Pourtant, chômage, précarité et inégalités minent le quotidien des Ivoiriens.
Abidjan, soir de semaine. Dans un immeuble du Plateau, le quartier d’affaires de la capitale économique, ils étaient plusieurs dizaines à s’être rassemblés pour parler salaires. Au rendez-vous, des entrepreneurs, chefs d’entreprise et autres décideurs a priori soucieux de mieux comprendre l’environnement salarial ivoirien marqué par d’importantes disparités entre travailleurs. Objet principal de la soirée, la présentation d’une étude menée par un cabinet de recrutement local proposant des grilles de salaires détaillées. D’emblée, Grey Search Africa expose certains biais évidents de son analyse qui porte sur des emplois qualifiés presque exclusivement situés dans l’agglomération abidjanaise. En Côte d’Ivoire, le secteur formel ne représente que 10 % de l’activité économique, à l’origine d’un manque de données criant sur le marché du travail.
Suivant une méthodologie rigoureuse, le cabinet identifie le salaire d’entrée d’un agent logistique comme étant compris entre 150 000 et 451 000 francs CFA (228 euros à 687 euros) par mois. Constat similaire pour un assistant administratif ou un déclarant de douanes. Pour le secteur bancaire et financier ainsi que les fonctions de direction, les salaires peuvent, selon cette étude, avoisiner, voire dépasser, 1 500 000 francs mensuels, soit 2 250 euros. Outre les chiffres, les discussions de cette poignée d’employeurs mettent en lumière la pénurie de main-d’œuvre pour certains postes : développeurs, commerciaux, data analystes et spécialistes IA figurant en tête des métiers en tension. Avec une croissance prévisionnelle de 6,5 % jusqu’en 2026, Abidjan s’affirme chaque jour un peu plus comme un hub qui n’a pas eu le temps de se former aux nouveaux emplois du tertiaire. Pour recruter les meilleurs profils, bien souvent formés à l’étranger, ces entreprises doivent jouer des coudes en gonflant leurs rémunérations et en misant sur d’autres avantages tel que le télétravail, particulièrement apprécié dans une mégapole aux embouteillages dantesques.
Un marché de l’emploi qui reste dominé par la précarité
Si ces ordres de grandeur suggèrent que la Côte d’Ivoire pourrait atteindre le statut tant convoité de pays à revenu intermédiaire, ceux-ci sont à mille lieues des millions de vies marquées par la précarité. En 2022, la Banque mondiale relevait toujours un taux de pauvreté supérieur à 37 % au sein de la société ivoirienne. Car dans un contexte de vie chère où les produits du quotidien souffrent des fluctuations sur les marchés internationaux, le Salaire minimum interprofessionnel garanti (smig) fixé à 75 000 francs CFA (114 euros) pour quatre semaines de 40 heures est loin de garantir un niveau de revenu suffisant. Ce minimum, en vigueur depuis janvier 2023, avait dû attendre huit ans avant d’être réhaussé. Avant cette date, le smig plafonnait à moins de cent euros par mois. Bien que cette revalorisation ait été saluée par plusieurs observateurs, celle-ci peine à couvrir une inflation continue qui devrait désormais dépasser les 5 %. Pourtant, « depuis 2015, des négociations salariales doivent en principe avoir lieu tous les trois ans », précise Ulrich Dje, coordinateur de projets auprès du bureau ivoirien de l’Organisation internationale du travail (OIT).
Ce fonctionnaire international passé par la Direction générale du travail l’affirme : « La législation ivoirienne ne reconnaît pas le secteur informel en tant que tel, mais seulement des relations de travail entre employeur et travailleur. » En ce sens, n’importe quel employeur, même non déclaré, est en théorie tenu de respecter les minima salariaux en vigueur. Or sur le terrain, les entorses sont légion. À Abidjan, on ne compte plus les agents de sécurité, travaillant en binôme par tranche de 24 heures, payés au lance-pierre par des sociétés peu scrupuleuses. Montant la garde devant un bâtiment en construction, un agent payé 74 000 francs CFA pour 360 heures d’activité mensuelle témoigne : « Je travaille pour la même société depuis sept ans, je n’ai jamais été augmenté. Le patron ne nous verse pas non plus de quoi payer le transport ». En Côte d’Ivoire, le taux de non-emploi (proportion de chômeurs et d’inactifs parmi une population en âge de travailler) est en effet supérieur à 40 %, tel que rapporté par les Nations unies en 2023. Faute de mieux, les cumulards de petits travaux disparates préfèrent saisir ces emplois synonymes de stabilité, en dépit d’un niveau de rémunération parfaitement illégal.
Une opacité à laquelle le travail domestique contribue beaucoup. « Ces emplois de maison sont littéralement enfouis dans les domiciles », commente l’expert avec des mots choisis pour évoquer ces femmes, jeunes et moins jeunes, appelées « servantes » dont les tâches consistent à assurer le ménage, la cuisine et la gestion des enfants d’un foyer contre quelques dizaines de milliers de francs. Difficile dans de tels environnements de valoriser l’ancienneté ou d’appliquer la « prime transport » à laquelle ont droit tous les travailleurs et travailleuses de Côte d’Ivoire.
L’exception du secteur agricole et des multinationales
Le salaire minimum du secteur agricole n’a quant à lui pas évolué depuis 2015, stagnant à 36 000 francs CFA (54 euros). Historiquement, cette différenciation repose sur les avantages en nature proposés par de nombreuses entreprises, à l’instar du logement sur site ou la scolarisation d’enfants de travailleurs. Mais ce montant paraît aujourd’hui décorrélé du coût de la vie en Côte d’Ivoire, même en milieu rural. « Le travail agricole a progressivement évolué vers des structures plus familiales, en pratique, le salaire réel est déjà plus élevé que celui fixé par le Code du travail », explique Ulrich Djé. Il n’en demeure pas moins que sur le terrain, les syndicats qui évoluent à travers champs espèrent voir un minimum d’au moins 60 000 francs CFA entériné par la loi ivoirienne.
« Les multinationales ont un rôle de modèle sur le chemin de la rémunération », s’enthousiasmaient certains participants lors des échanges. Mais parmi les entreprises étrangères, des « négligences » répétées trahissent aussi un certain sentiment de liberté vis-à-vis du droit local. GCC Services, renommé Alliad, compte 90 anciens employés ayant lancé une procédure judiciaire à leur encontre, confie un délégué syndical. Le groupe basé à Dubai – qui assure des travaux de construction et de réhabilitation de 62 hôpitaux en Côte d’Ivoire – est accusé d’avoir renouvelé des CDD sur des périodes excédant deux ans à ces travailleurs qui auraient dû, de fait, bénéficier d’une transformation de leur contrat en CDI. Les intéressés demandent aujourd’hui compensation.
Du côté de l’OIT, on espère que l’État ivoirien tiendra ses engagements, à savoir que « d’ici 2026, il y aura des négociations salariales basées sur des remontées du réel ». Une revalorisation qui tomberait à point nommé pour désengorger les concours de la fonction publique et redonner espoir à une jeunesse (née après 1995) qui représente déjà plus de 30 % de la main-d’œuvre disponible au pays des éléphants.
Hadrien Degiorgi